[Hiver 2001-2002]
Les collectionneurs dotent les objets quotidiens de sens et d’une perspective historique qu’ils transmettent aux millions de consommateurs qui utilisent ces objets. Ils peuvent donner une valeur et un contenu nouveaux à des objets qu’on avait déclarés vains et condamnés à la destruction.
Ils sont les défenseurs de la micro-histoire, une histoire à la mesure de l’expérience humaine du quotidien.
par Veli Granö
Les collectionneurs sont des gens faciles à aborder puisqu’ils semblent toujours avoir beaucoup de choses à raconter sur ce qu’ils collectionnent.
Au cours des trois années consacrées à les photographier, j’ai compris qu’un air intéressé était en général suffisant pour les mettre en verve : les collectionneurs semblent souvent voir le monde à travers leurs collections, et ma présence leur fournissait apparemment le prétexte pour se perdre dans les objets et les souvenirs faisant partie de leurs collections.
La seule question personnelle qui m’ait été posée visait à savoir si j’étais moi-même collectionneur. Comme il était tout à fait impossible d’exprimer mon horreur au beau milieu des piles d’objets dont j’étais entouré, je contournais la question en disant que j’étais un collectionneur de collectionneurs. Cette réponse, que je voulais spirituelle, a toujours été accueillie avec enthousiasme.
Ces conversations sur mon passe-temps m’amusaient. Ce n’est que peu à peu, au fil des ans, que j’ai compris que j’évoluais parmi mes pairs. Cette idée que j’avais de prendre les photos toujours avec le même vieil appareil (un Calumet 4 x 5 pouces), la même lentille (une Symmar 135 mm), la même composition, voire le même temps de pose et la même ouverture (1 s, f 5,6), n’était-elle pas similaire, en fait, à la façon de faire habituelle du collectionneur, qui consiste à contraindre des éléments du monde extérieur à correspondre aux règles de son propre système ? Comment pouvais-je justifier cette habitude que j’ai d’utiliser la valise de mon père comme boîtier pour mon appareil – valise remplie de ses souvenirs d’enfance et de la perte de ses parents ? Et pourquoi sacrifiais-je ma vie personnelle dans des voyages photographiques interminables? Quand je regardais mes sujets à travers le viseur de mon appareil, existait-il une raison quelconque pour me porter à penser que je relevais de la lumière, du monde des vivants, alors que le collectionneur ressortissait de l’obscurité, de l’ombre de ses sujets ? Après tout, la chambre noire m’appartenait : j’étais le photographe. En photographiant mes sujets, j’ai compris que je faisais de collectionneurs bien en vie les objets de ma propre collection.
La méfiance moderne à l’égard de l’image narrative et l’exigence de fonctionnalité qu’on impose aux objets proviennent d’une éthique protestante, puritaine. Épousés par les classes moyennes naissantes, ces principes devinrent en partie responsables de la formation d’attitudes collectives et toujours répandues envers les images et les objets quotidiens. La vision du monde visuellement fragmentée qu’ont créée les médias, accompagnée de changements sociaux imprévisibles, a transformé l’avenir humain en un casse-tête sans cesse changeant et a eu pour résultat une prompte révision des valeurs. Ce sentiment de disjonction, qui a remplacé la continuité, est peut-être ce qui a attiré l’attention sur les images et les objets – puisque tout objet peut être considéré, après tout, comme un représentant de la permanence et des liens avec le passé. Définir le monde par des images et des objets n’est donc plus l’apanage ou le fardeau du collectionneur : les méthodes qu’il utilise pour se construire un monde personnel à travers des images et des objets sont en passe de devenir un point commun dans notre culture. Le collectionneur comme figure dépréciée et risible, telle que construite par les médias, s’évanouit rapidement. Le collectionneur d’aujourd’hui est d’un genre nouveau : il est historien, restaurateur de sens. Cette figure de collectionneur expert nous indique où se dissimule notre passé et comment nous pouvons le redécouvrir. De tels collectionneurs dotent les objets quotidiens de sens et d’une perspective historique qu’ils transmettent aux millions de consommateurs qui utilisent les mêmes objets. Ils sont capables de donner une valeur et un contenu nouveaux à des objets qu’on avait déclarés vains et condamnés à la destruction. Ils sont les défenseurs de la micro-histoire, une histoire qui est à la mesure de l’expérience humaine du quotidien. Ils nous donnent aussi le droit de prendre plaisir à ce qui est banal, nous permettant de dire ce qui était défendu durant l’ère moderne : « Non seulement utilisons-nous nos objets, mais nous les aimons et considérons qu’ils font partie de nous-mêmes ! » Les collectionneurs mettent en lumière des objets qui nous ont toujours accompagnés : ils rendent visible une partie de notre passé. Nous posons sur eux un regard ébahi et étonné, et l’instabilité de ce en quoi nous avions l’habitude de croire devient plus supportable.
Les médias colportent maintenant des idées dont ont toujours rêvé les collectionneurs. Rien ne peut plus être perdu ou oublié. Les objets circulent sans cesse dans les marchés aux puces, disparaissant d’une collection pour aussitôt réapparaître dans une autre. La masse de documents photographiques et sonores qui s’est accumulée depuis la naissance de la photographie et du cinéma circule dans ce cycle infini, en expansion continue, que constituent les écrans de télévision et les réseaux d’information. Le passé est revenu sous la forme d’objets et d’images, morts et ressuscités, et nous sommes condamnés à revivre et à endurer, parmi eux, nos souvenirs les plus douloureux, et ce, à répétition.
Les collectionneurs ne remarquent pas nécessairement leur changement de statut : ils sont peut-être des figures éternelles. Aux yeux du collectionneur omnivore, les médias eux-mêmes, les objets ou la nature constituent une bonne source d’objets à collectionner ou d’ingrédients pouvant entrer dans la composition de nouvelles collections. Ces collectionneurs ne se soucient pas de l’authenticité des objets et ne s’inquiètent pas des contrefaçons; mais ils ne mettent pas en doute non plus le remplacement d’un mythe ou du passé par des reproductions en fac-similés.
On ne demande plus aux artistes de faire de l’art à partir du banal : ils ont même perdu leur touche magique auprès des collectionneurs. Dans le chaos moderne d’images et d’objets, les artistes ont été obligés de suivre l’exemple des collectionneurs, en tentant de limiter leur créativité à un système de plus en plus microscopique et personnel. Ou d’en arriver à une conclusion semblable à la mienne au terme de ce projet : que leur tâche est de construire des parcours ouverts vers la réalité. Des parcours dans lesquels les histoires et les interprétations errent en toute liberté, entrant parfois en contact les unes avec les autres, générant à l’occasion des conflits, produisant à certains moments, et par un hasard heureux, de nouvelles vérités et, bien sûr, de nouvelles questions.
Les photographies de Veli Grano font partie d’un vaste projet multimédia, combinant art et érudition, qui s’articule autour du monde des collectionneurs. Une sélection de photographies et un CD-ROM, produit par Veli Grano et Hanna Haaslahti, ont été publiés par Kustannus Pohjoinen sous le titre Tangibles Cosmologies. À venir, un film intitulé Collection of Missing Objects, fait à partir de séquences filmées en 16 mm pour le CD-ROM.