[Automne 1995]
par Jean-Claude Lemagny
Au-delà du collectionneur, on découvre par ce texte de Jean-Claude Lemagny le sens de l’humour et l’indépendance d’esprit d’un homme qui a su jumeler une approche théorique articulée à sa politique de collection tout en privilégiant la continuité, élément essentiel et trop souvent négligé.
— Marcel Blouin
Le conservateur des photographies est un être d’une espèce particulière. La peinture, la sculpture, la gravure sont des arts reconnus, respectés en tant que tels, même par ceux qui n’en ont aucune connaissance ; ils font partie de la culture. La photographie ne l’est pas, du moins pas encore tout à fait.
Le conservateur des peintures n’a pas à faire reconnaître la peinture comme un art, et quelque chose des objets confiés à sa garde rejaillit sur sa personne. Mais le conservateur des photographies doit commencer par faire entrer la photographie dans la culture. Il doit d’abord justifier l’objet de son travail et en le justifiant il se justifie lui-même. Tout son travail consiste en somme à régulariser sa propre situation.
Pour ma part, je suis conservateur au Cabinet des Estampes et de la Photographie de la Bibliothèque Nationale de France ; j’y suis chargé des collections de photographies du XXe siècle. Les photographies du XIXe siècle sont confiées à un autre conservateur : Bernard Marbot.
Pour comprendre notre politique envers la photographie il faut remonter aux origines du Cabinet des Estampes, fondé au XVIIe siècle par Louis XIV pour conserver les gravures au sein de la Bibliothèque royale, comme on y conservait déjà les livres. À partir du moment où une technique (l’imprimerie) permet la multiplication d’un objet culturel (le livre, l’image gravée), il est possible d’en déposer un ou quelques exemplaires dans les collections publiques sans ruiner le producteur (l’artiste, l’éditeur, l’imprimeur), afin de conserver des documents historiques et artistiques au profit de tous.
C’est ainsi qu’au début du XVIe siècle, le roi François Ier institua le dépôt légal des livres, et qu’au XVIIe siècle y fut ajouté le dépôt légal des gravures. Quant aux photographies, elles ont commencé à entrer au Cabinet des Estampes dès 1851. En effet, c’est à cette date que les photographes français ont commencé à utiliser couramment le négatif et ont pu commencer à multiplier les épreuves, et donc à en donner.
Jusque-là le daguerréotype, exemplaire unique, ne permettait pas le dépôt. Un dépôt spontané et non obligatoire a donc précédé le dépôt rendu obligatoire par la loi seulement en 1943.
Mais ce dépôt légal ne concerne évidemment que les Français. Or, une grande collection comme la nôtre se doit d’être internationale. Si elle ne l’était pas les photographes eux-mêmes n’auraient pas envie d’y déposer. C’est pourquoi j’entretiens des relations amicales avec beaucoup de photographes étrangers auxquels j’écris ou qui viennent me voir. Je leur demande de faire des dons afin de ne pas trop creuser une différence injuste avec les Français. Mais, dans le cadre d’un budget très étroit, je peux aussi faire quelques achats.
Ce rôle de collecte et d’accueil des œuvres afin d’enrichir nos collections n’est pas passif. Le conservateur, qui s’attend à seulement recevoir et écouter, s’aperçoit bientôt qu’on lui demande de donner un avis. Il n’y aurait pire injure pour le photographe que de rester muet et indifférent devant son travail. Or, il faut séduire et persuader.
En effet, malgré les textes légaux, le dépôt, théoriquement obligatoire (en France), ne peut se réaliser que partiellement et seulement par des rencontres amicales. Ici, la loi n’est rien, la persuasion est tout. Certains conservateurs, jadis, avaient bien essayé d’envoyer des lettres circulaires. Elles ont toutes fini au panier. C’était la meilleure façon de ne jamais voir personne. La seule manière efficace est de procéder par rencontres individuelles et sur rendez-vous.
Certains photographes connaissent le chemin, d’autres s’égarent et ne parviennent jusqu’à moi qu’après une longue exploration de la maison. L’itinéraire est compliqué, parfois semé d’embûches lorsque des travaux sont en cours. Chaque fois que c’est nécessaire je vais accueillir le nouveau visiteur à la grande entrée. J’introduis le nouvel arrivé dans mon bureau, encombré de piles instables. Lorsqu’il a la gentillesse de venir en famille, la panique me prend car c’est tout juste si j’arrive à sauver deux chaises. Le visiteur me tend son paquet de photos à bout de bras, avec décision et appréhension, comme on tend une cacahuète, au zoo, vers la trompe de l’éléphant. Il s’attend à ce que je m’en empare pour y jeter un œil à toute vitesse, de biais, en les faisant rouler sous mon pouce, comme il a vu faire dans certaines galeries, certaines agences et autres lieux.
Je le calme, je lui dis de remettre ses photos dans son sac, et que nous allons parler un peu afin de mieux faire connaissance. Je l’interroge sur ses débuts en photographie, sur ses goûts, sur ses projets. De sorte que je vois déjà un certain profil de sa personnalité se dessiner. Évidemment, si le visiteur me parle de Kertesz, ou de Walker Evans, ou de Bill Brandt, etc., c’est un bon point pour lui. J’admets d’ailleurs très bien qu’on me réponde: « Mes photographes préférés? Kafka, Charlie Parker, Schöuberg, Duchamp, Rembrandt… » ou tout autre de ce genre. C’est même plutôt bon signe.
Le moment est venu de regarder les photos. Alors que souvent le photographe se prépare déjà à plier bagages, je le rappelle à sa première intention. Et comme il s’apprête à poser ses épreuves sur mes genoux, seul espace libre, je lui dis de me suivre dans la pièce à côté où se trouvent de grandes tables pour s’y déployer à l’aise.
L’avouerai-je? Voir la première photo, même la tête en bas, sur le dessus de la pile, me suffit pour me faire une opinion motivée. Néanmoins, je regarde tout attentivement, mais sans rien dire. Parfois je sens que le silence commence à peser, alors je pose une ou deux questions imbéciles, du genre : « Vous avez fait ça en vacances? » ou « De quel appareil vous servez-vous? » Si les impondérables me transmettent la colère intérieure de mon interlocuteur, qui me prend pour un débile, je pense de mon côté que c’est pour lui bon signe.
Furieux, déçu ou résigné, ou tout de même heureux que quelqu’un ait bien voulu jeter un œil sur sa progéniture, le photographe s’apprête alors, bien souvent, à remballer et à prendre congé. Mais je l’arrête : « Nous allons les revoir » lui dis-je. Et alors je commente les photos en m’efforçant, cette fois, de dire des choses intelligentes.
La difficulté est d’estimer un travail par rapport à lui-même ; non par rapport à des modèles, à des doctrines ou à des tendances toutes faites. Pas de codes, pas de « paradigmes », pas de grille, ces fléaux de notre temps. Ne pas communiquer : se mettre en face, puis se couler dans le mouvement des formes qui sont là devant, concrètes, objectives et vivantes. Elles sont comme elles sont et pourtant, plus ou moins selon le cas, elles ne sont encore qu’un appel, un effort vers ce qu’elles devraient être. Mais cela ne peut se ressentir qu’en prenant intensément conscience de ce qu’elles sont, et ne pas s’enfuir à côté pour des considérations psychologiques, politiques, morales, ou je ne sais quoi, qui ne sont que vieux trucs pour s’échapper de l’essentiel en se réfugiant dans les mots inutiles, s’insinuer dans cette distance invisible qui sépare l’œuvre de sa propre incarnation qu’elle est pourtant, mystérieusement déjà. Ainsi bavardons-nous. Mais déjà je vois se profiler le nez inquiet du suivant dans l’entrebâillement de la porte. J’imagine ce suivant, plus timide, prostré depuis une demi-heure sur une chaise de la salle de lecture.
Mais il devient dur de se quitter. Mon visiteur, devenu aussi décontracté qu’il l’était peu au début, menparle de son art, de sa vie, de ses espoirs, voire de ses amours. Il est lancé. Il n’en finit plus. Je l’aide à réenfourner ses photos, je l’oriente vers la sortie par petites tapes amicales mais précises. Moi aussi je voudrais rester avec lui mais il faut passer au suivant. Que le choix d’un certain nombre d’images à entrer dans nos collections se fasse par le photographe, par moi ou d’un commun accord une chose est sûre : il faut choisir.
Cela tient à la nature même de la création photographique : poser un choix. Souvent, le photographe qui assume son choix au début (à la prise de vue, sur la planche de contact, au virage) ne va pas jusqu’au bout de ce choix parce qu’il n’a pas totalement conscience de sa liberté de créateur. Cette timidité est inséparable de l’infériorité culturelle où est tenue la photographie. Le photographe est arrêté sur son chemin vers la lucidité, et il n’ose pas me montrer que ce qui est définitif. C’est alors que le regard d’un autre, en répartissant devant lui ses œuvres par tendances et par degrés d’aboutissement, peut l’éclairer. Et je suis heureux d’entendre parfois certains photographes s’exclamer : « Moi aussi je préfère celles-ci. Mais je n’osais pas les montrer, je craignais qu’on se moque de moi. »
Une autre récompense du conservateur est de voir certains photographes — en général parmi les meilleurs — lui donner régulièrement un petit nombre de photos pour les collections en disant : « Voici ce que je pense être valable dans ce que j’ai fait depuis un certain temps. » Ce geste est encore de l’art, il fait partie intégrante de la démarche créatrice d’un auteur, il donne réalité définitive à sa création, il est un aboutissement.
C’est alors que le dépôt légal prend son véritable sens. Dans une grande collection publique comme la nôtre, l’achat et le don sont les deux faces d’un même geste symbolique pour la défense de la photographie créatrice. L’achat pour montrer que la photographie, comme œuvre d’art, peut mériter ce prix. Le don pour montrer que la photographie, comme œuvre d’art, entre désormais dans le patrimoine commun, gratuit et désintéressé, dans le Musée imaginaire de notre culture. Le conservateur doit faire comprendre que les problèmes de la profession n’ont rien à voir avec ceux de la promotion de la photo comme création. Un artiste n’est ni un amateur ni un professionnel, même si aux yeux de la société il est toujours l’un ou l’autre. Il n’est pas un amateur car il met toute sa vie dans sa création, il n’est pas un professionnel car il ne soumet sa création à aucune règle préalable.
Les photographes artistes ne respecteront nos collections que s’ils savent que ce qui y entre fait l’objet d’un choix sévère. Mais comment choisir? Pour cela nous héritons d’une tradition mais nous avons dû aussi décider d’une évolution.
Dès le XVIIe siècle, les conservateurs des estampes se sont fréquemment trouvés devant plusieurs épreuves d’une même gravure. Ils ont donc décidé de créer plusieurs séries, d’une part des séries par artiste, d’autre part des séries par sujet. Ainsi le Cabinet des Estampes est-il devenu à la fois un musée et un centre de documentation. Pour nous, ces deux aspects fondamentaux sont également importants.
Les principales séries par sujets sont les portraits, l’histoire, les paysages, les costumes. Pour la gravure, la règle s’établit de servir en priorité les séries par artistes et seulement après les séries par sujets s’il y avait des épreuves supplémentaires d’une même image. Mais les photographies ne furent longtemps considérées que comme des documents et mises dans les séries par sujets. Ce n’est qu’à partir des années 1940 que les conservateurs commencèrent à regrouper les photos sous le nom de leur auteur. Et aujourd’hui presque toutes les photos que je fais entrer sont classées sous le nom de leur auteur, comme son œuvre, sauf volonté expresse de celui-ci de vouloir enrichir une série sujet. L’utilisation de l’informatique dans le catalogage des images nous permettra désormais de surmonter cette coupure entre séries par sujets et séries par artistes. On pourra demain interroger la mémoire informatique aussi bien à partir du nom d’un auteur qu’à partir d’un sujet recherché.
Mais la présence des séries-sujets a une grande vertu : celle de maintenir notre esprit ouvert à la photographie toute entière, de ne pas nous contenter d’un point de vue strictement esthétique. Ainsi des œuvres conservées pour leur valeur documentaire peuvent être ressenties plus tard comme des œuvres d’art. L’essentiel est de les avoir sauvées. Et c’est là le légitime enracinement de la photographie au Cabinet des Estampes : comme la gravure le fut longtemps, la photographie est à la fois art et document. Elle n’est pas seulement objet de musée mais tient un rôle social considérable qui est lui-même indissociable de sa nature artistique.
En un sens il ne faudrait jamais choisir. C’est la peinture toute entière qui est un art, pas seulement la bonne. Si on ne collectionne que les œuvres photographiques qui sont des réussites esthétiques exceptionnelles on n’aura rien prouvé pour la photographie en général. La prise de conscience de la peinture comme création ne s’est pleinement accomplie que lorsqu’on a recueilli dans les musées les peintures naïves, celle des enfants, celle des fous. Et récemment j’ai été heureux d’accueillir dans nos collections des photos ratées d’amateur.
Mais, dans un autre sens, on ne choisit jamais assez. Toute l’histoire de l’art nous montre que plus un art progresse plus on s’aperçoit que les vraiment grands artistes y furent rares. En photographie, le processus n’en est qu’à ses débuts. Pour y aider, il faut à la fois choisir peu d’images et en confronter beaucoup. Au conservateur d’y arriver.
Devant cette contradiction le conservateur n’a qu’un recours : c’est l’Histoire. Si la photographie est création c’est parce qu’il y a une histoire de la création photographique. Et c’est alors que le conservateur ne peut se substituer au créateur. Si les photos de famille peuvent être regardées comme de l’art ce n’est pas parce qu’un théoricien en aura décidé ainsi. C’est parce que certains artistes, peu nombreux, par leur travail d’artiste, et par leurs œuvres concrètes, auront fait accéder ces images de famille à la sphère de création.
Pour le conservateur, l’éclectisme et l’impartialité sont des devoirs, mais ce ne sont certainement pas des buts. Le but auquel il faut parvenir c’est d’être au contraire très exclusif et très partial. Si je me dois d’être éclectique et impartial c’est parce que c’est là le seul chemin honnête que je peux suivre, la seule méthode efficace sur laquelle je peux m’appuyer pour parvenir à mon but. Et ce but est de savoir ce qui, à un moment de l’histoire de la photographie, est important ou ne l’est pas.
En dernière analyse le principal n’est pas tellement d’alimenter l’histoire de l’art que d’étendre et diversifier le champ du musée imaginaire. Une œuvre d’art est une chose que nous abordons en évaluant sa plus ou moins grande qualité de présence. Elle ne peut être pour nous, qu’à travers le jugement esthétique. Ce jugement n’est ni une simple sensation directe ni une construction purement conceptuelle. Il exige un retour de l’esprit sur lui-même, qui s’assume en tant que posant un jugement de beauté.
Le Musée imaginaire est le champ universel où s’exercent ces jugements. Si l’œuvre d’art est totalement isolée, erratique, il n’y a pas d’évaluation possible. Les jugements ne peuvent se constituer que par comparaisons, rencontres, confrontations entre les œuvres. Dans le Musée imaginaire, les œuvres n’ont plus entre elles de hiérarchies dues à l’époque, au peuple, à la technique, ni même aux intentions de leurs auteurs. Seule la dimension artistique devient la mesure de leur comparaison. Le Musée imaginaire est tout le contraire d’un éclectisme. En lui, la multiplicité et la diversité des œuvres creusent entre elles des distances esthétiques qui ne doivent rien aux inégalités issues de la géographie et de l’histoire.
Pour mieux affiner cette notion de Musée imaginaire il faut l’opposer à l’histoire de l’art. L’histoire de l’art est une somme de connaissances. Elle est de l’ordre du savoir. Le Musée imaginaire est l’ensemble des œuvres diverses qui donnent prise à notre sensibilité. Il est de l’ordre du sentir, de l’esthétique au sens étymologique.
Dans l’histoire de l’art règnent les relations explicatives, par causes et par effets, car l’histoire décrit et explique. Dans le Musée imaginaire règnent les comparaisons de valeurs, en dehors de tout déterminisme. Car l’œuvre d’art introduit une qualité nouvelle dans le monde.
Dans l’histoire de l’art, le lieu de naissance, l’époque de chaque œuvre sont des données fondamentales qui permettent d’établir le sens des explications par causes et par effets. Et ces considérations topographiques, chronologiques sont inséparables d’autres : psychologiques, politiques, économiques, sociologiques qui enserrent les œuvres d’un réseau de rapports issus de régions extérieures à l’art lui-même. Le mouvement de pensée va ici de l’extérieur de l’art vers l’art, pour l’expliquer.
Dans le Musée imaginaire, dans le champ esthétique, où les œuvres d’art se trouvent entre elles en tant qu’œuvres d’art, on voit se dissoudre ou se confondre des notions ou des antinomies qui sont ailleurs très utiles et opératoires.
Ainsi du subjectif et de l’objectif, qui ne s’opposent plus mais se renforcent.
Ainsi de la forme et du contenu, car le contenu devient désormais la forme elle-même.
Ainsi de l’utile et de l’inutile, qui sont dépassés par une utilité supérieure qui n’est pas conditionnée mais qui conditionne.
Ainsi la communication, qui n’a plus rien à faire, car il ne s’agit plus que de face à face.
Ainsi du sens, qui n’a plus là de place et la cède à la présence.
Ainsi du lisible, et même du visible qui s’effacent devant le visuel.
Ainsi du passé et du futur, qui ne coulent plus de l’un vers l’autre, comme en histoire, remplacés qu’ils sont par un perpétuel retour à l’origine.
Dans le Musée imaginaire ne règne que la pure matérialité des œuvres, qui se suffisent à elles-mêmes, mais sont engagées dans un dialogue qui ne doit rien aux circonstances historiques. En lui les comparaisons, les influences viennent de l’intérieur de l’art lui-même, et en tant que phénomènes purement esthétiques, sans se soucier des conditions extérieures.
Quelle est la situation de la photographie face à ce Musée imaginaire où le conservateur a pour mission de la faire entrer? L’art des primitifs, l’art naïf, l’art des enfants, celui des fous sont entrés au Musée imaginaire. La photographie serait-elle pour celui-ci un dernier cap à franchir?
Art semi-cultivé, la photographie se rattache encore aux arts involontaires, comme celui des enfants ou celui des fous, dans la mesure où elle est une trace et non pas un tracé, une empreinte et non pas un dessin, un indice et non pas du tout un signe, et que, par là, elle s’apparente aux œuvres laissées par ceux dont la conscience ne s’est pas encore développée ou a sombré dans l’aliénation.
Ainsi la photographie entre-t-elle dans le Musée imaginaire sous l’impulsion d’une dialectique tendue entre deux pôles.
D’une part, la photographie comme art naïf, folklorique, appartenant à la sous-culture, d’autre part, la photographie comme art savant entre tous car il demande une préméditation cérébrale, une sûreté dans l’attente du réel, et une si habile jonglerie avec de si nombreux paramètres qu’il exige, cet art, d’avoir en quelque sorte maîtrise sur l’immaîtrisable. Il s’agit plutôt alors de superculture.
Si nous considérons sa nature et ses pratiques, la photographie connaît, conjointement, les aspects les plus opposés des modes de recherche propres à l’art. Pour le voir, reprenons ces notions d’irréversible et d’inachevable qui caractérisent — selon François Soulages — le domaine de la photographie. L’irréversible est ce qui vient à la prise de vue, le négatif tel qu’il est donné, le négatif initial sur lequel on ne peut pas revenir. L’inachevable est ce qui relève du travail des tirages des épreuves, avec tous les libres choix que cela suppose. Travail toujours susceptible d’être repris, recommencé, et ceci indéfiniment si on le désire.
L’irréversible est de l’ordre de l’irrémédiable, du nevermore. Il est un de ces moments où nous, êtres humains, constatons le fait de notre condition. Il est à une des bornes de l’art. À savoir l’art considéré comme contact vrai, pur et spontané avec ce qui nous entoure. De l’art comme acceptation de la fraîcheur première des choses.
L’inachevable est de l’ordre de l’élaboration toujours prolongeable de l’œuvre, et de la remise en question. Il est l’art au vieux et très beau sens que nous avons gardé dans « Arts et Métiers ». L’art comme manipulation toujours perfectible de l’œuvre. Il n’est plus de l’ordre de l’irrémédiable et du hasard accepté mais de la maîtrise jamais totalement atteinte. D’une part le contact direct avec le mystère brut, et d’autre part l’infinie manipulation des formes expressives.
Par l’irréversible, la photographie, peut-être mieux encore qu’aucun autre art, nous met au ras du réel qui nous dépasse et nous ignore. Elle peut explorer indéfiniment ce qui fait le corps et le tissu premier de tout art visuel, c’est-à-dire l’espace, vide ou plein. Ce que le modeleur pétrit le photographe le désigne, mais le désigne seulement en tant que pétri d’ombre et de lumière.
Nous pouvons alors nous demander pourquoi la photographie a mis si longtemps à être acceptée au sein du Musée imaginaire. Il me semble que ce retard est dû au fait que la photographie ne pouvait entrer dans le Musée imaginaire qu’à partir du moment ou celui-ci pouvait connaître et englober le ready made. Le photographe fait toujours des ready made. Il choisit, il désigne, et s’il transforme et transfigure ce qu’il a choisi c’est sans jamais pouvoir renier ce qu’il a choisi d’abord. Une fois le ready made présent dans notre culture, la notion d’œuvre d’art peut potentiellement s’étendre à tout objet. La photographie dédouble cette possibilité en désignant la complicité originelle que nous pouvons avoir avec n’importe quel aspect du réel visible.
Les ready made sont toujours des objets manufacturés. Si le ready made était un objet de la nature nous retomberions dans le cas du Musée des sciences ou du Jardin d’acclimatation où nous pouvons admirer les manifestations du beau naturel.
Si nous allons plus loin que Duchamp lui-même sur le chemin des ready made nous nous retrouvons face à la première source d’admiration et de communion des hommes : la nature elle-même. Nous nous retrouvons au sein de la beauté des choses et des êtres qui nous entourent et nous précèdent. Ici il ne s’agit plus de penser en terme de conquêtes supplémentaires du musée imaginaire. Il s’agit de s’interroger sur ce qui le justifie originellement ; sur ce qui, en somme, justifie l’art.
La beauté du monde, qui est extérieure au Musée imaginaire, se trouve reliée à celui-ci par l’intermédiaire de cet art paradoxal, la photographie, qui à la fois s’efface devant le réel et le remodèle.
La photographie est au plan de contact entre la beauté de l’art et la beauté du monde. Et ce qui me paraît ici important c’est que la photographie est entrée dans le Musée imaginaire pour nous rappeler à point que l’art est quelque chose qui ne se passe pas seulement entre nous, les êtres humains. Ne transmettant aucun sens, seulement des constats d’existence, les photographies transportent au sein des œuvres humaines du Musée imaginaire, parmi ces arts issus de la pensée et de la volonté, une part du mutisme éternel de l’univers. Elle vient ainsi nous donner conscience qu’il existe une continuité originelle entre l’art et la nature.
En entrant dans le Musée imaginaire, la photographie, reflet fixé des choses et des êtres, vient nous dire que l’art est à la fois domaine spécifique et autonome, et à la fois ouverture sur ce monde dont nous constituons une minime partie et avec lequel nous sommes, dès l’origine, en complicité.
Tant il est vrai que, selon la parole de Hölderlin, c’est « poétiquement que nous habitons sur cette terre ».