[Hiver 2012]
Emmanuelle Léonard
Juste une image
Centre Expression, Saint-Hyacinthe
Du 4 juin au 14 août 2011
Nous sommes tous coupables. Nous ne savons pas de quoi. Mais nous le sommes. Et si par hasard nous ne l’étions pas encore, il y a de bonnes chances que nous le devenions rapidement. Et cela sans le savoir. C’est le sentiment étrange qui se dégage de l’exposition d’Emmanuelle Léonard au Centre Expression. Dans cette présentation, où la commissaire Nicole Gingras a installé des œuvres réalisées entre 2003 et 2011, il règne en effet une atmosphère de haute surveillance. Dans une pièce, le visiteur peut voir les visages en gros plan de policiers de l’escouade antiémeute qui semblent regarder vers nous ou même nous regarder dans les yeux (images tirées de la série Les citoyens, manifestation, 15 mars 2009). De l’autre côté du mur, dans une vidéo (œuvre inédite intitulée La déposition), un policier (joué par un acteur) qui nous fait face, écoute les aveux de criminels et les témoignages de prévenues… Dans la salle principale, dans une autre vidéo (autre œuvre inédite intitulée Le Polygraphe), une femme (la mère de l’artiste) passe l’épreuve du détecteur de mensonges. De quoi serait-elle responsable ? A-t-elle tenté de mentir lors de ce test ? A-t-elle déjà violé la loi ? On l’interroge à ce sujet, sans que l’on sache ce qui lui est vraiment reproché…
L’ambiance de surveillance est amplifiée par une image des Working Paths, photo qui montre un ouvrier au loin, et sur le sol des traces du chemin emprunté par d’autres individus pour se rendre travailler dans des usines… On les surveille. Mais pourquoi ? Manifestants, ouvriers, mère de famille, tout le monde semble sujet à être questionné, criminels potentiels… On se croirait presque dans La colonie pénitentiaire de Franz Kafka, œuvre qui décrit un système judiciaire où le condamné n’est pas au courant de sa faute, ni de sa peine d’ailleurs, ni même du fait qu’il a été condamné. Ce livre, comme l’explique la critique Marthe Robert, interroge les « grands thèmes de la pensée et de la littérature juives – l’Exil, la Faute, l’Expiation, ou si l’on veut en termes plus modernes, la culpabilité liée au déracinement et à la persécution ». Mais bien sûr, nous pourrions aussi voir dans ce dispositif un écho à la faute originelle au sens chrétien, thème qui, malgré la prétendue laïcité de nos institutions, hante encore profondément nos sociétés. Ce thème de la culpabilité est de l’ordre des valeurs que la société moderne inculque à chaque individu : nous ne travaillons pas assez, nous vivons collectivement au-dessus de nos moyens, le déficit économique est la responsabilité de chaque citoyen… Les médias désignent même la somme d’argent que représente par habitant cette dette nationale. Mais qui parle des compagnies qui, durant les années 1970, 1980 et 1990 ont trouvé tous les moyens de ne pas payer leur juste part des impôts ? Mais cela ne s’arrête pas là.
Dans nos sociétés, il y a une prolifération de caméras de surveillance même si, de l’aveu même de forces policières comme Scotland Yard, ces quadrillages de l’espace public par ces caméras n’ont pas permis une réelle baisse de la criminalité. Et puis il faudrait expliquer comment de nos jours, dans bon nombre d’entreprises, les subordonnés n’ont pas le luxe d’un bureau fermé et peuvent donc être vus et entendus de presque tous. De plus, dans bien des compagnies qui offrent des services par téléphone, les employés sont écoutés et même enregistrés (pour améliorer la qualité du service !). Nous sommes tous coupables d’être de potentiels profiteurs du système, qu’il faut continuellement espionner. Et nous sommes tellement habitués à cette suspicion que la majorité d’entre nous ne la remet plus en question.
Dans Surveiller et punir, Michel Foucault montre comment à la fin XVIIIe siècle et au début du xixe siècle s’est instauré un nouveau système dans lequel le citoyen se doit d’être docile au pouvoir. Foucault parle de procédés destinés à rendre dociles les individus, procédés de surveillance continuelle, surveillance hiérarchique, « petites techniques de surveillance multiples et entrecroisées, des regards qui doivent voir sans être vus ». Il montre comment dans les prisons, écoles et entreprises, l’architecture moderne a participé à ce réseau de surveillance.
Foucault montre aussi combien, au nom de la loi, de l’ordre social, les systèmes de répression et de contrôle des citoyens ont été amplifiés.Ce philosophe explique enfin comment, déjà auXVIIIe siècle, cette fausse idée de l’augmentation de la criminalité était utilisée pour mettre en place un système répressif plus efficace. Pourtant, les sociologues montrent clairement que la criminalité n’était pas nécessairement en hausse à cette époque, tout comme de nos jours ils peuvent démontrer qu’elle est en baisse pour la majorité des crimes. Mais bien sûr dans ce système de surveillance, nous sommes tous aussi de potentielles victimes. Voilà comment, par la peur, on arrive à nous faire accepter d’être sans cesse surveillés. Bien sûr, Emmanuelle Léonard tente de trouver des moyens de renverser la situation en s’appropriant en tant qu’artiste les outils mêmes de cette observation : appareil photo avec téléobjectif, dispositifs de l’interrogatoire et du polygraphe… En utilisant ces systèmes à une fin artistique, Léonard tente d’en montrer la mécanique presque théâtrale.
Professeur et commissaire d’exposition, Nicolas Mavrikakis est critique d’art au journal Voir. Il a écrit des textes pour plusieurs revues, certaines dont il a été membre du comité de rédaction (etc et Spirale). Il est aussi assistant-directeur à la revue Espace.
Ce texte est reproduit avec la permission de l’auteur. © Nicolas Mavrikakis