[15 décembre 2021]
Par Louis Perreault
Les récits scientifiques expliquant l’origine de l’univers furent de tout temps confrontés aux croyances animant les époques dans lesquelles ils furent énoncés. Si de grandes lois de la physique ont vraisemblablement réussi à élucider le mystère de l’apparition des galaxies, il n’en reste pas moins que ces explications cosmologiques, qui font appel à une échelle de temps touchant l’infini, demeurent incommensurables et donc soumises à la persistance du doute.
En 1913, un livre intitulé Glacial Cosmogony : A New Evolutionary History of the Universe and the Solar System permit à son auteur, l’ingénieur Hanns Hörbiger, de faire son entrée dans l’univers scientifique de son époque. Il y stipulait notamment qu’une collision entre une énorme « étoile-mère » (deux cents millions de fois plus grande que le soleil) et un très gros astéroïde composé uniquement de glace serait à la source de la création de notre système solaire. L’impact aurait provoqué une série d’événements offrant une explication au fonctionnement de l’univers, toujours inexploré et sur lequel une telle spéculation pouvait encore s’engluer. Cette « théorie glaciaire » avançait également que la terre était soumise à des phases répétitives de refroidissement dues à la captation cyclique d’une lune de glace pivotant autour de la terre en spirale jusqu’à ce qu’elle s’écrase sur sa surface.
La théorie perdit de son lustre progressivement, non sans avoir d’abord gagné de nombreux adeptes dans les décennies qui suivirent sa présentation initiale. Elle reçut son coup de grâce en 1969 lorsque Neil Armstrong marcha finalement sur une lune de sable et non de glace. Elle demeure toutefois un exemple édifiant du pouvoir immense que peut gagner une pseudoscience lorsque celle-ci réussit à s’aligner parfaitement avec les failles de la connaissance.
L’œuvre intitulée Glazial-Kosmogonie, de l’artiste Josée Pedneault, puise dans l’histoire de cette théorie la source d’une réflexion à propos du savoir et de la nature instable des théories pseudoscientifiques. Constituée de photographies, de dessins, d’objets, de sculptures et de livres portant sur la théorie glaciaire, elle fut d’abord conçue en tant qu’installation destinée à une présentation en galerie, pour être ensuite merveilleusement transformée en un livre d’artiste1. À l’instar de la théorie d’Hörbiger, le travail de Pedneault exploite la capacité des images à interpeller l’imagination et à établir de nouveaux paradigmes pour la compréhension du monde.
L’œuvre se déploie notamment au travers d’une multitude d’images photographiques dont la lecture est modifiée par le cadre de références qui nous est proposé. Par exemple, un champ de glace photographié en hiver devient, sous l’œil de l’artiste, la représentation de montagnes formées lors de catastrophes cosmiques. Ce qui semble être une chaîne de montagnes enneigées et vue du ciel apparaît comme la surface d’une planète glaciaire inconnue. Il en est ainsi de plusieurs autres images qui revêtent soudainement des allures astrales.
Symbole par excellence du savoir, le livre est utilisé par l’artiste en tant que matériau brut pour la création de ses œuvres. Ainsi extrait de son contexte scientifique, il devient un objet esthétique, dont la forme révèle une certaine codification du savoir. L’aura de crédibilité qui se dégage de la page de titre du livre d’Hörbiger, que Josée Pedneault a numérisée pour l’intégrer dans son propre projet, ne repose-t-elle pas en partie sur cette police de caractère gothique, sur cette mise en page codifiée par des pratiques d’édition et sur ce papier jauni par le temps ? Et que dire de cette photographie d’une sphère flottant dans l’obscurité totale qui se fait passer pour la lune ? Ne sommes-nous pas tentés d’y voir réellement l’astre de la nuit planant dans l’espace ? Josée Pedneault met en relief la fragilité du sens des textes et des images lorsque nous sommes placés devant l’invérifiable.
Glazial-Kosmogonie est une œuvre qui opère des transferts de contextes révélateurs de la constitution d’un objet de savoir. La théorie glaciaire, qui passe du contexte de la science à celui de l’art, en est un exemple, mais le transfert de l’œuvre elle-même, composée dans l’espace tridimensionnel de la galerie, en un livre d’artiste est tout aussi significatif. En ne photographiant que des détails de l’installation (elle n’est jamais montrée entièrement), en juxtaposant ceux-ci à des dessins et à des numérisations diverses, ainsi qu’en superposant toutes ces images dans les pages du livre (la superposition d’images est une stratégie utilisée également en galerie), Josée Pedneault n’est-elle pas en train d’opérer un nouveau transfert, visant cette fois-ci à nous faire entrer dans la structure de sa propre installation ? Tout comme la théorie d’Hörbiger qui en est la genèse, ce livre est une construction structurante, ralliant de manière arbitraire une multitude de fragments épars. On pourrait ainsi le comparer aux constellations bien connues de notre système solaire : celles-ci créent des liens entre des astres qui, autrement, flottent librement dans l’espace, indifférents aux aspirations de l’être humain qui projette dans ces structures stellaires toute la fantaisie de son imagination. Si nous pouvons certainement en vouloir aux pseudosciences de profiter de notre propension à combler l’espace de l’inconnu par l’imaginaire, nous nous réjouissons grandement de ces moments où l’art s’approprie ce même espace pour en faire un objet inspirant la réflexion et la contemplation.
Louis Perreault vit et travaille à Montréal. Il déploie sa pratique à l’intérieur de ses projets photographiques personnels ainsi que dans les projets d’édition auxquels il collabore grâce aux Éditions du Renard, qu’il a fondées en 2012. Il enseigne la photographie au Cégep André-Laurendeau et contribue régulièrement au magazine Ciel variable, pour lequel il recense la parution de livres photographiques.