Isabelle Hayeur, L’envers du décor – Sylvain Campeau

[Été 2010]


Par Sylvain Campeau

Isabelle Hayeur
L’envers du décor
Pierre François Ouellette art contemporain, Montréal
Du 10 avril au 5 juin 2010

Isabelle Hayeur réunit, à l’occasion de cette première exposition personnelle chez Pierre François Ouellette art contemporain, des œuvres récentes issues de différents corpus de travail. On y retrouve donc des images en provenance de l’événement Dé-peindre Québec, réalisées dans la ville de Québec pour « 6* ÉMISSAIRES, Québec réinventée par la photographie actuelle », d’autres œuvres du corpus Formes de monuments réalisées à Bruxelles pour les centres L’espace Photographique Contretype et VOX, centre de l’image contemporaine et les projections vidéographiques de Losing Ground (2009) et Hindsight (2009). De ce fait, on pourrait craindre une certaine disparité, un manque d’unité entre les œuvres mais, heureusement, il n’en est rien.

Nous sommes témoins, dans cette exposition, des multiples états et des diverses fortunes des constructions architecturales. Un premier état serait celui de la construction proprement dite. Il est aussi celui du gâchis et de la fuite en avant. On le trouve illustré dans la vidéo intitulée Losing Ground. Cette bande de 13 minutes, présentée en projection dans la salle arrière de la galerie, montre les conséquences du développement urbanistique sauvage dans le Quartier DIX30 de Brossard, devenu le plus grand lifestyle center au Canada. L’œuvre offre un portrait saisissant, aux allures un rien contemplatives, mais dont le montage étoffe le propos. Les travaux vidéographiques de l’artiste épousent souvent le mode du constat. Il en est à nouveau ainsi cette fois, bien que cette lente traversée d’un paysage périurbain standardisé montre une progression révélatrice. Ouvrant et fermant son trajet sur des images de vieilles maisons de pierre que la nature sauvage est en train de reconquérir, Losing Ground offre plus qu’un traveling langoureux sur les châteaux orgueilleux construits pour les banlieusards. On y voit aussi les oasis de saunas et baignoires à remous que fréquentent les habitants, de jour comme de nuit. Ces trouées dans le tissu urbain ont des allures de peinture cubiste et rappellent évidemment le morcellement numérisé des images qu’affectionne Isabelle Hayeur dans ses photographies. Une immersion dans une eau sale, brunâtre, à travers laquelle on devine les canalisations, vient au final suggérer une certaine disparition et annonce là le sort peut-être réservé à ces constructions prétentieuses.

Hindsight nous engage dans un deuxième temps, celui des débâcles plus récentes. L’œuvre s’arrête sur un ensemble résidentiel de propriétés à prix raisonnable pour accommoder une nouvelle classe sociale montante, celle qui bénéficia, même modestement, du boum de l’après-Deuxième Guerre mondiale. La bande est d’une facture assez similaire à la première. Tournée sur Governor’s Island, elle montre des maisons en rangée de Brick Village, une communauté résidentielle aujourd’hui abandonnée. Ce projet domiciliaire a pourtant, à l’époque, permis à des familles d’accéder enfin à la propriété. À contempler sur fond méditatif, sur le fond sonore d’extraits du vidéojournal d’un soldat de la marine américaine, alors que la crise immobilière aux États-Unis a forcé nombre de ménages à vendre leur maison à cause de taux d’intérêt désormais trop élevés.

Il faut mettre dans la même catégorie de déréliction la série des images photographiques de la ville de Québec. C’est une histoire moins récente qui s’y affiche et le traitement photographique qu’impose Isabelle Hayeur aux images numériques permet une plus grande audace. Mais les balafres et éventrements que l’on voit ne sont pas seulement le fait de l’artiste. Dans la plupart des images, elle a repris la façade de l’église Saint-Vincent-de-Paul partiellement détruite par un promoteur immobilier avant que l’on se pose la question de son appartenance au patrimoine architectural de la ville. Tout récemment, elle trônait encore, pauvre masque défaillant sur un corps disparu. Isabelle Hayeur l’a posée de-ci de-là dans la ville, en des sites où elle jaillit, impromptue, montrant ici son visage, ou là l’envers de son masque. De même, dans Mortifications, les murs de la forteresse que fut Québec se pressent les uns sur les autres, sans qu’on sache si cela est effet réel ou travail de l’art.

Les dernières images proviennent d’une série intitulée Formes de monuments. Quoiqu’on soit plutôt ici dans l’univers de l’informe. Ce sont les ruines de monuments anciens qui nous accueillent, balayés pour les besoins du développement immobilier urbain. Or ces figures presque effacées, ce colosse à la tête inclinée et aux bras croisés, figurant le Travailleur, sont les restes des Arcades du Cinquantenaire du pays que fit construire Leopold II, roi des Belges, à même les profits que faisait pour lui l’État indépendant du Congo, sa colonie privée. Les gravats, les tuyaux rouges des conduits électriques ou d’autre nature annoncent sans doute une quelconque construction moderne dont Brossard offre peut-être déjà un avant-goût. Autre continent, même embourgeoisement !

Sylvain Campeau a collaboré à de nombreuses revues, tant canadiennes qu’européennes (Ciel variable, ETC, Photovision et Papal Alpha). Il a aussi à son actif, en qualité de commissaire, une trentaine d’expositions présentées au Canada et à l’étranger. Il est également l’auteur de l’essai Chambre obscure : photographie et installation et de quatre recueils de poésie.
 

 
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