[Hiver 2011]
Johanne Biffi
Route 389
Les Territoires, Montréal
Du 16 avril au 1er mai 2010
La route 389, qui fait l’objet d’une véritable mission photographique de la part de Johanne Biffi, est aussi dite la Trans-Québec-Labrador. D’une longueur de 570 kilomètres, elle relie la ville de Baie-Comeau à celle de Fermont, sise à la limite du Labrador. Elle fut construite en plusieurs sections dont chacune correspondait à des besoins spécifiques, le plus connu étant certes de permettre le transport de matériel et de marchandises jusqu’au complexe de Manic-Outardes.
Il est bien sûr ironique de contempler les images un rien désolées, montrant des parties oubliées du pays et des sites abandonnés, à l’heure où le Nord québécois fait saliver plusieurs compagnies minières, alléchées par les énormes besoins en métaux d’une Chine en posture de puissance économique toujours montante. À l’heure, aussi, faut-il le dire, où les redevances exigées des sociétés minières par le gouvernement du Québec pour la libre exploitation du territoire viennent de passer de 12 à 16 % et où la population, alertée par les journaux, s’interroge sur les retombées à long terme de ce genre d’exploitation et sur le non-respect des obligations imposées aux compagnies. C’est sur cet arrière-fond socio-politique que le travail de Johanne Biffi vient prendre tout son sens.
Dans la galerie, les images sont peu nombreuses. Elles sont, pourrait-on dire, des anti-paysages. Bien sûr, elles montrent des fragments de forêt ou des étendues sablonneuses. Mais il n’y a pas, dans ces photos, de constructions visant à la beauté, d’angles recherchés ou de calcul esthétique. La forêt semble un amas enchevêtré d’arbres que traversent des fils électriques. Les étendues sablonneuses sont sans doute les restes oubliés d’une extraction désormais sans intérêt. Tout est là pour suggérer désolation et abandon. Cette route n’est pas, apparemment n’est plus, très fréquentée. Sur une image, une station-service est surmontée de deux lampadaires sous un éclairage naturel, ce qui indique que le soir est en train de tomber. Une autre pièce, intitulée S.O.S. KM 364, présente une boîte téléphonique, ultime renfort et réconfort pour l’automobiliste perdu et en difficulté. Et il n’est nul besoin d’être grand devin pour comprendre qu’Eau rouge, aux eaux rougeâtres émanant d’un large tuyau qu’on entrevoit à l’avant-plan, est le spectacle d’une contamination en cours au sein des étendues septentrionales. Devant cette image, on ne peut évidemment s’empêcher de penser aux dommages engendrés par une exploitation irréfléchie des ressources naturelles et à ces sociétés dites cowboy qui omettent sciemment de payer leur dû au gouvernement ou encore de respecter leur promesse de remise en état des lieux lors de leur départ.
La Mine du mont Wright, à ciel ouvert, en est ou en sera peut-être, un jour, un exemple. On en extrait un composé de fer, et cette exploitation nécessite un apport important d’eau pour obtenir, grâce à une centrifugeuse, un concentré dont la teneur en fer est intéressante. Soumis à cette production, le mont Wright n’existe plus ; il a laissé la place à une excavation de quelque 200 mètres de profondeur.
Bref, ce sont là d’étranges composés paysagers que l’on voit en ces œuvres. En fait, de toute la série, une seule image correspond plus étroitement à l’idée que l’on se fait d’un paysage. C’est celle du mont Daniel dont on aperçoit le relief au-dessus d’une bande forestière. Les autres montrent non pas l’essence attendue et idéale d’un paysage, mais bien plutôt la réalité tangible d’une matière à exploiter à outrance. Nous avons là, en définitive, des paysages marqués, balafrés. Ils offrent les traces des passages humains, des travaux des hommes.
Finalement, on retient de ces œuvres la volonté affichée d’une sorte de retenue. Elles sont entre l’arbre et l’écorce, pourrait-on dire. Il s’agit, apparemment pour celle qui les a exécutées, de rester sur la clôture, cherchant à ne pas faire un travail trop exclusivement documentaire et à ne pas forcer la signification, le pensum pédagogique, à ne pas tomber dans l’idéologie, mais veillant aussi à ne pas trop donner non plus dans le léché esthétique. On aurait envie de croire qu’elles ont été, ces images, comme les lieux qu’elles montrent, sciemment abandonnées, laissées pour compte, soumises à une modération qui force la réflexion, volontairement maintenues dans une indécision de nature et de portée.
Sont-elles ou non à mettre dans la catégorie « paysage », tel qu’on l’entend d’ordinaire ? Il faudrait répondre oui. Car ces œuvres savent bien donner du paysage mais le donner tel qu’il peut être aperçu, depuis le point de vue limité et contrôlé qu’offre la route au voyageur paresseux, tel que tous nous le contemplons, lancés à travers ces sites naturels au volant de voitures qui l’outrepassent finalement…
Sylvain Campeau a collaboré à de nombreuses revues, tant canadiennes qu’européennes (Ciel variable, ETC, Photovision et Papal Alpha). Il a aussi à son actif, en qualité de commissaire, une trentaine d’expositions présentées au Canada et à l’étranger. Il est également l’auteur de l’essai Chambre obscure : photographie et installation et de quatre recueils de poésie.