Les 41e Rencontres d’Arles, Du lourd et du piquant – Pierre Dessureault

[Hiver 2011]

Les 41e Rencontres d’Arles
Du lourd et du piquant
Du 3 juillet au 19 septembre 2010

Par Pierre Dessureault

Depuis 41 ans, les Rencontres d’Arles constituent un point de convergence international. Transgressant allègrement les frontières entre l’art et la communication, la photographie s’y décline dans tous ses registres. Petit à petit, ces modestes rencontres entre professionnels sur le mode de la convivialité se sont transformées en une immense entreprise dont le programme regroupe forums publics, projections nocturnes, stages de formation, marché du livre et plus de 60 expositions selon six grands axes ou promenades autour de thèmes plus ou moins poreux et non exclusifs.

La promenade argentine présente une photographie nationale hantée par la mémoire de la dictature. Le travail de choc du plasticien Léon Ferrari témoigne de son engagement sans concession dans l’actualité brûlante. L’artiste procède à une relecture de l’histoire dans ses collages d’objets et de photographies mettant en scène des personnages historiques tels Hitler, le Pape, George W. Bush et tout le phalanstère de la dictature argentine dans des scénographies dantesques grouillant de cafards, de rats et de scorpions et où prolifèrent avions de combat et chars d’assaut dans une danse macabre où le sexe, la religion et la mort ont le même visage. Au temps de la résistance, succède le temps de la dénonciation et Ferrari ne fait pas de quartier.

I am a cliché se révèle la proposition la plus consistante de la promenade rock. La conservatrice Emma Lavigne s’attache à une vision multilatérale du phénomène punk. Sur une trame plus ou moins chronologique, se greffe une multitude d’images qui vont du portrait de vedette à l’œuvre d’art, de l’installation vidéo aux pochettes de disques, de l’affiche au film d’archives. Ce parcours suit à la trace la manière dont une image devient emblématique et condense en elle tout un ensemble de valeurs : on pense à la pochette du premier disque des Sex Pistols, aux portraits de Patti Smith de Mapplethorpe, à la séquence rimbaldienne de David Wojnarowicz, aux Screen Tests de Warhol, aux instantanés de Wolfgang Tillmans ou encore à l’installation vidéo de Christian Marclay. Dépassant le simple portrait de société ou la fétichisation d’images de célébrités, I am a cliché met en lumière le rôle capital de l’image dans la création de la culture punk.

Un parfum de nostalgie plane sur la promenade argentique. Les chambres noires de Michel Campeau révèlent la face cachée de l’univers de la photographie analogique. Ces images séduisent par leur pouvoir révélateur d’un univers secret où seuls quelques initiés ont pénétré. Campeau explore avec lyrisme ces laboratoires de la création où naissent par l’effet de l’optique, de la lumière et de la chimie les photographies. Ces lieux portent les traces du travail de l’artisan-artiste, de son investissement physique pour se mesurer aux matériaux, faire apparaître l’image et lui donner le relief souhaité. Univers en voie de disparition devant le monopole du pixel et du numérique. La photographie, médium technologique, est aussi une industrie et les transformations du marché traînent dans leur sillage des mutations des pratiques et des esthétiques.

Shoot : la photographie existentielle met de l’avant le point de vue du conservateur Clément Chéroux qui prend pour argument le tir photographique, à l’origine attraction foraine où le tireur lorsqu’il atteint la cible déclenche un appareil qui le prend en photo : sa récompense, un portrait de lui-même en pleine action. Un flot d’anonymes ainsi que de nombreux artistes se prêtent à ce divertissement populaire : Sartre et Beauvoir, Cartier-Bresson, Cocteau, Man Ray entre autres. La pièce de résistance de cet usage vernaculaire est la série de portraits de la Hollandaise Ria Van Dijk qui depuis 1936 effectue son pèlerinage annuel à la fête foraine. Il en résulte une étonnante série de portraits qui aligne sur plus de 70 ans une suite d’instants qui saisissent au vol les changements de physionomie des personnes, et des signes qui datent les images.

Nombre d’artistes ont récupéré ce dispositif pour en exploiter le potentiel métaphorique. C’est la violence du geste et le risque encouru qui transparaissent dans les images de Nicky de Saint-Phalle, de Jean-François Lecourt et de Rudolf Steiner pour faire ressortir le côté tragique et autodestructeur de l’acte de tirer/photographier. Dans l’installation vidéo Crossfire de Christian Marclay, le spectateur se trouve littéralement prisonnier d’un échange nourri de tirs croisés, impuissant devant ce déchaînement assourdissant de violence. En définitive, ce divertissement serait-il aussi anodin qu’il en a l’air?

Les promenades des passages de témoin et des amis de la Fondation Luma font la part belle aux pratiques mises en œuvre par une relève qui connaît manifestement à fond tous les codes de la photographie qui n’est plus un métier d’autodidacte mais un médium savant résultant d’une formation de haut niveau. On retiendra principalement Regénération2 : photographes de demain qui regroupe 80 photographes originaires de 25 pays dont la candidature avait été soumise aux conservateurs du Musée de l’Élysée de Lausanne par 120 écoles de photographie réparties à travers le monde. Éclatement des formes et des vocabulaires plastiques. Vaste répertoire de matériaux et de procédés. Sous une énergie qui va dans tous les sens, on sent les tâtonnements pour se dégager avec plus ou moins de succès des idées reçues.

La série Orthodox Eros de l’Israélienne Lea Golda Holterman, lauréate du Photo Folio Review en 2009, est exemplaire de l’émergence d’une voix personnelle. Dans cet ensemble de portraits austères de jeunes Juifs orthodoxes, la photographe n’entend pas seulement produire un document qui transgresserait les interdits et dévoilerait le visage d’un groupe secret mais plutôt mettre en lumière les tensions entre une sensualité à fleur de peau qui se lit dans les regards, les attitudes et le poids de la tradition incarnée par les coiffures et le vêtement qui marquent sa marginalité.

Si, en 41 ans, les Rencontres sont devenues un événement gigantesque doté d’un budget de plusieurs millions d’euros où se retrouve tout ce qui compte en photographie dans le monde, c’est autant grâce aux contributions de l’État et des divers paliers de gouvernement qu’à la générosité de nombreux partenaires. Parmi ceux-ci, la Fondation Luma qui produit deux expositions et décerne le prix Découverte des Rencontres d’Arles ainsi que les Prix du livre historique et celui du livre d’auteur. L’implication de la Fondation va au-delà de ce soutien à la création, à la recherche et à la diffusion. En même temps que le ministère de la Culture français annonce à l’occasion des Rencontres un ambitieux projet visant à « développer sur Arles un pôle d’excellence culturel, scientifique et économique dans le domaine de la photographie et plus largement des traitements de l’image1 », la Fondation dévoile la première étape de sa contribution à la réhabilitation du Parc des Ateliers : la construction de son futur bâtiment conçu par Frank Gehry. Coût de cette première phase qui devrait débuter en 2011 : 110 millions d’euros. Alors que le sort du Musée canadien de la photographie contemporaine (MCPC), seul organisme au Canada consacré à la collection et à la mise en valeur de la production photographique nationale, semble pour le moins incertain et que le directeur du Musée des beaux-arts du Canada, organisme dont dépend le MCPC, écrit dans le Globe and Mail en date du 1er mai 2009 : « La création d’un pôle distinct pour abriter la photographie contemporaine a peut-être semblée pertinente à un moment donné, mais cette époque est bel et bien révolue2 », de telles annonces laissent rêveur.

1 La Mission de la photographie du ministère de la Culture et de la Communication, document présenté à Arles par le ministre Frédéric Mitterrand le dimanche 4 juillet 2010.

2 Traduction fournie par le Musée des beaux-arts du Canada.

Pierre Dessureault est historien de la photographie et commissaire indépendant. Il a organisé de nombreuses expositions et publié un grand nombre de catalogues portant sur la photographie actuelle.
 

 
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