Galerie Occurrence
Du 14 mars au 20 avril 2019
Par Sylvain Campeau
Ce sont deux séries d’œuvres que nous présente Martin Désilets dans cette exposition. Elles s’inspirent toutefois d’une démarche similaire et gagnent effectivement à être exhibées de concert.
La première montre des extraits d’un travail en cours, Matière noire, amorcé lors de la résidence de l’artiste au Centre Les Récollets à Paris en 2017. Il a alors profité de son séjour dans la Ville Lumière pour entamer l’entreprise, systématiquement menée, de photographier les œuvres présentées dans les différentes institutions muséales de la ville. Il a donc arpenté les salles et galeries des musées d’Orsay, d’Art moderne, de l’Orangerie, Picasso, Rodin, du Centre Pompidou et de bien d’autres afin d’y photographier les œuvres d’art moderne et contemporain qui y étaient exposées. Il a ensuite superposé numériquement ses photographies par blocs de 100. À chaque centaine d’images ajoutée, un nouvel « état » de Matière noire est atteint. Chacune des œuvres voit donc son titre suivi d’une indication chiffrée de son état. L’état 5 correspond ainsi, par exemple, à cinq blocs de cent images confondues les unes dans les autres. Évidemment, de l’un à l’autre des états, l’œuvre change et s’obscurcit et l’on voit venir le jour où l’aire de l’image sera devenue totalement noire. À ce moment-là, elle se composera du cumul de tout ce que nombre d’artistes ont pu créer au cours de leur vie, une sorte d’aleph des réalisations artistiques humaines de l’ère moderne. L’ironie veut toutefois qu’en un tel état, étant la procédure respectée, rien ne soit plus visible et que l’image ne représente plus qu’une masse noire et épaisse, grosse de toutes les réalisations tangibles de la modernité. Dans leur forme actuelle, les images montrées à Occurrence sont donc des moments de cette démarche et chacune est à la fois œuvre pleine et entière et le simple fragment d’un tout à constituer. L’artiste croit que la prise de 120 000 à 150 000 photographies lui permettra de concevoir ce dépositaire de la modernité, puisque c’est au sein de ce répertoire qu’il poursuit sa quête.
Le résultat est assez saisissant. On croit en effet pouvoir discerner des ombres fantomatiques dans l’épaisseur suspectée de l’œuvre, fruit de cet empilement des saisies, comme dans le corps même d’une aire de moins en moins blanchâtre d’un état à l’autre. Un certain nacre semble même flotter à la surface.
Une autre série d’images, plus petites, orne le mur sud de la galerie. Elles forment un ensemble intitulé L’index. Il s’agit cette fois de capturer des images de pures couleurs, inventoriant toutes celles qui composent le spectre visible. Chaque œuvre prend la forme d’un négatif 4 × 5 et représente une couleur. Elles s’alignent, l’une à côté de l’autre, en une suite bien rangée. Pour parvenir à isoler la couleur l’artiste a tout tenté : réflecteurs, diffuseurs, long temps de pose, mises hors foyer, prises de vue sans lentille. Il trouve ensuite le moyen d’interrompre l’impression avant que celle-ci ne touche à sa fin. La reproduction est donc incomplète et une partie de la couleur-lumière restera en suspens, tapie dans le fichier numérique, inutilisée et pour toujours virtuelle. Reste ainsi une mince marge blanche, là où l’image s’abandonne au papier et laisse filtrer sa surface de réception.
Ce sont là deux projets où la saisie photographique se montre bien ambitieuse et cherche à englober tout le visible, avec des moyens que l’on ne lui soupçonnait pas mais dont Martin Désilets a bien su voir les possibilités.
Sylvain Campeau collabore à de nombreuses revues canadiennes et européennes. Il est aussi l’auteur des essais Chambres obscures : photographie et installation, Chantiers de l’image et Imago Lexis de même que de sept recueils de poésie dont le dernier, Dire encore après…, est tout récent. En tant que commissaire, il a également à son actif une quarantaine d’expositions.