Fèves de Lima : Je ne me souviens plus de rien – Marie-Hélène Montpetit

[Hiver 1988]


par Marie-Hélène Montpetit

Je suis de la race des Sans-Évidence
Des excommuniés de la Maison Mère
Je suis servile
À la fatigue et à la traîne

Je suis de la race des receleurs
De tapis turcs pelés
Trouvés en solde dans les poubelles.

Je suis de la race des Arnaqueurs
Des grands Sachems de la Combine
Je suis de la race des vendeurs
De statuettes, de scapulaires Bénis à l’eau du Robinet
Je suis de la race des Arnaqueurs.

Je suis de la race des déserteurs
Des lâches et des flegmatiques
Je suis de la race du mât qui blesse
Et des drapeaux en berne.

Je suis de la race des usurpateurs
Des quémandeurs d’identité
Au duty-free de Travail Québec.

Je suis de la race des bafouilleurs d’excuses
Et des demi-portions
Je suis de la race des refoulés de l’intérieur
Je suis de la race des Filles d’attente
Et des chercheurs de voies
Auprès des Sectes Indépendantes.

Je suis de la race des envieux
J’admire le peuple qui crie «Brava!»
Dans le parc Jeanne-Mance
 l’enfant qui vient de marquer
Son premier but au match de foot
Et mange ses empanadas
Je suis de la race des envieux
Et de la famille larvaire.

Je suis de la race qui souscrit
À l’internationalisme
En pitonnant sur le câble
Télé-ltalia, Télé-Liban, Yum Kippour
Les quizz d’après-midi sont nos Nations-Unies
Yahvé.

Je suis de la race des déportés
Dans l’anesthésie de la Communication
Je suis de la race de la banalité audio-visuelle
Et de la Manchette Sanglante
Tchernobyl, Chatila, Jérusalem
Tandis que l’histoire déroule
Sa lente marche en silence.

Je suis des vieux adages
Tu ne tueras point
Aime ton prochain comme toi-même
Et sauve-qui-peut-la-vie.

Je suis de la race des persécutés
Par l’effroi du Néant
Et du sentier de la guerre.

Je suis de la race qui crie
Le vent sacrifié du large
A des drapeaux qui ont fait jouir
En 1976, 1980
D’une ejaculation précoce
Leur terre, leur pays.

Je ne me souviens plus de rien.

Je décline les verbes être et avoir
A l’imparfait de l’immédiat
Pour que ces mots se lient
Se mouillent, s’agglutinent, s’emmêlent
Afin de tisser la terre fertile des devenirs
Ailleurs qu’au pays
Des désolations et des incertitudes.

Au jour d’être ceci, là, à la minute où
Plus d’espoir, plus d’aspiration Plus de cantique
Ne viendront prétexter l’enthousiasme
L’optimisme, le rêve

Pour avancer, faire, se mouvoir
J’aurai des mots plantés
À la pierre râpeuse du réel
Comme des clous de cordonnier
À la semelle du voyageur

J’aurai des mots écorchés à plus rien
Qui frémiront de leur soulagement
De chose bancale et dérisoire
Et ta bouche à mon cou
Sera une errance de plus.