L’intolérable intolérance – Hélène Denoncourt

[Hiver 1988]

par Hélène Denoncourt

Le mur dune polyvalente. Les chiffres 101, au centre d’une croix gammée. Les mains des auteurs étaient foncées, l’accent était pakistanais ou sri lankais, je ne le sais pas. Leur langue ne me disait pas grand-chose; la mienne non plus semble-t-il.

Un homme se scandalise des « fesses à l’air » de la rue Saint-Laurent. Normal, je le comprends un peu. Sa femme est enfermée dans une automobile et dans un tchador. C’est à mon tour d’être scandalisée, lui par contre, ne me comprend pas du tout. Malheureusement, nous ne discuterons pas longtemps, je n’ai pas la couleur qu’il faut… Je suis une des pires racistes qu’il ait jamais rencontrée… « Ah bon? Si tous les racistes étaient de ma trempe, on n’aurait jamais entendu parler de l’apartheid ». Il m’a jeté un regard digne de Kadhafi, et comme si je n’étais pas assez blanche pour tenir ce genre de propos, j’ai blanchi davantage… « You have a good english for a quebecor… », l’accent venait de l’Inde, le ton était méprisant. Jamais il ne parlera français, ni lui, ni ses enfants. Pour lui, les Québécois francophones représentent la dissidence au Canada, et s’identifier à la dissidence, c’est pas beau. Alors… Je suis vive de nature. J’ai failli le gifler! Puis, j’ai vu ma photo en première page du journal comme grosse méchante Québécoise raciste de la semaine… Je me suis retenue. Pardonnez-moi ces excès, mais je ne supporte pas qu’on recommence à mépriser ma langue, ma culture, sans même essayer de les connaître. J’ai peur de ces faits divers insidieux et méprisants, comme j’ai peur du racisme aveugle qui «s’enrage» pour une couleur de peau.

L’animateur d’une émission populaire se demande d’un air de « non, non, je ne suis pas raciste, je ne comprends pas ceux qui le sont », si nous ne sommes pas un peu xéno sur les bords. Les statistiques, les enquêtes, les éditoriaux, ne cessent de nous rappeler notre intolérable intolérance. Nous sommes un peuple impossible. Ouf! Rien sur le mépris de certains groupes ethniques face à ma culture, celle de 83% de la population. Je souffre probablement d’ignorance aiguë, tare, semble-t-il, des gens qui s’interrogent ou qui s’inquiètent sur l’épineuse question des « rapports multiethniques ». Curieusement, je me demande pourquoi on se questionne si rarement sur le côté francophobe ou « femmophobe » de certains immigrants. C’est probablement très xéno de ma part de me poser de semblables questions!

Tout de même, ces faits divers, ces événements médiatiques, qui font que depuis un an je défrise régulièrement, me rappellent que comme immigrant, il faut « prrrendre » sa place. Mais nous, faut-il se « tairrre » pour garder la nôtre? Par les temps qui courent, je me demande si ce n’est pas nous qu’on ne traite pas toujours d’égal à égal…

Parce que d’égal à égal, c’est avant tout pouvoir exprimer librement son point de vue, qu’il plaise ou non, qu’il séduise ou qu’il choque. C’est pouvoir dire que je me sens brimée par l’attitude de certains étrangers sans être taxée automatiquement d’étroitesse d’esprit. D’égal à égal, c’est la parole plutôt que le silence, ce fameux silence, qui nous protège contre les mots qui font peur même lorsqu’ils collent à la peau de ceux qui vous les « garrochent », qui nous immunise contre ces mots sacrilèges: racisme, xénophobie, intolérance… D’égal à égal, c’est pouvoir dire à un immigrant qu’il fait mal sa job ou qu’il se trompe, avec la même simplicité que si l’on s’adressait à son collègue Gaston, Marcel ou Jean-Marie…

D’égal à égal, c’est comprendre la peur des immigrants face à notre culture, mais aussi comprendre notre peur ou notre malaise à vivre avec des gens qui parfois ignorent notre langue, méprisent nos mœurs plus libérées, avec des gens pour qui le mot « femme » ne veut pas toujours dire quelque chose.

Légalité, c’est dans les événements les plus banals qu’elle se mesure. Si l’on trouve normal que la majorité des gens s’inquiète en regardant un reportage sur l’Islam, du sort fait aux femmes « voilées », il me semble qu’on peut comprendre le froid dans le dos que ça me fait lorsque je les croise, rue Sainte-Catherine.

Si l’on s’accorde pour ne pas juger un étranger sur les raisons qui l’ont poussé à immigrer ici, sur les problèmes politiques ou religieux que vit son pays, je ne vois pas pourquoi nous n’aurions pas droit à la même tolérance, pourquoi nous accepterions placidement de voir de nombreux immigrants ridiculiser nos « bagatelles de guerres linguistiques », provoquées par « l’historiette ennuyante de ce pays trop jeune ». Moi. ça me blesse.

Malheureusement, les inquiétudes, les malaises, qu’on comprend, qu’on excuse chez les autres communautés culturelles, on ne les comprend pas chez nous. Pire, on s’en offusque. C’est probablement pour ça que je n’ai rien dit aux jeunes qui barbouillaient des croix gammées…

Pourtant, j’aurais bien aimé leur demander pourquoi ils préféraient s’angliciser et noyer définitivement leur culture dans le melting-pot culturel de l’Amérique du Nord anglophone. Melting-pot qui finit toujours par assimiler ce qui culturellement bouge en sens contraire.

C’est probablement pour ça que je ne leur ai pas demandé pourquoi ils rejettent la langue de la majorité qui les entoure. Pourquoi ils rejettent cette langue qui leur permettrait d’évoluer dans un milieu où la latitude culturelle risque d’être plus grande. Pourquoi ils rejettent cette langue, donc ce peuple, qui, il me semble, comprend mieux les « différences » étant lui-même un grand dissident latin dans cette culture platifiée de cette chère Amérique du Nord. Autrement dit, pourquoi m’enrichissent-ils culturellement de façon à ce que j’en perde mon latin et mon français? Qu’est-ce qu’ils cherchent?

Je vais probablement faire démodée, mais j’ai peur qu’après un certain groupe linguistique, ce ne soit certains immigrants qui constatent qu’on a le complexe facile… Je n’ai pas envie qu’on réapprenne à disparaître au profit des autres.

Et puis, soyons honnêtes… C’est « évident que c’est pas évident » de marier sans heurts et sans blessures les différentes ethnies. Parfois l’exil, ça fait aussi mal à ceux qui partent qu’à ceux qui reçoivent, parce que c’est bien connu, l’intolérance est de tous les camps… C’est la vie, c’est humain.

Une amie à l’âme universaliste, à l’esprit transculturel (une hippie recyclée), témoin de mes questionnements multiculturels, m’a entretenue de son discours qui vaccine contre tous les malaises parce qu’il est aussi drabe et sans saveur que la neutralité. Pour éviter que je m’interroge un peu trop, pour s’assurer que je reprenne le chemin des « purs bien-pensants », elle m’a expliqué avec un calme que ma personnalité bouillonnante ne connaît pas, que j’étais aveuglée par ma naïveté, que je ne voyais pas le Québec de l’an 2000 se tracer sous mes yeux, que je ne voyais pas naître la première nation véritablement universaliste. J’en remercie encore le ciel, ce discours qui relève de la sainteté, m’a rassurée. Dans douze ans, je pourrai enfin discuter d’égal à égal et je parlerai peut-être le « transcultur-rien ».

Je suis ébahie. Mais en attendant cette ère glorieuse, vous me permettrez sûrement une dernière question digne de mon intolérable intolérance:

Ça nous a pris des siècles avant de nous rendre compte que les Anglais étaient pas plus fins que nous. Combien ça va nous prendre de temps, pensez-vous, avant qu’on s’inquiète de notre sort comme on s’inquiète de celui des immigrants?