[Automne 1989]
par Claudine Lévesque
La photo représente vaguement un paysage vaguement ocre, où d’énormes montagnes, touchant un ciel tellement bleu, ne sont plus, sur la pellicule, que des collines sous un temps maussade. Là quelque part, un vague personnage agite une vague main.
C’est toi qui m’aimais, moi qui t’aimais ; c’est la meilleure photo de ma vie.
En plastique bien sûr. Avec, si possible sur la couverture, un paysage de campagne ou un petit animal, c’est selon.
Les photos sont couleurs, bien entendu et absolument. Quelques-unes sont grandes (8/2″ x 11″), il s’agit de portraits « officiels » de toi, de moi, de nous deux ou de nous trois (rarement quatre ; les familles sont petites de nos jours).
Preuves ou souvenirs, selon le degré d’angoisse, les autres photos sont de format plus restreint. Il s’agit de toi, de moi, de nous ou d’eux ; de là où nous fûmes, seul ou ensemble, et de l’événement qui nous y amena, ensemble ou avec d’autres.
Janvier ’81, fête pour Sing, 3 mois, Auteuil.
Photos officielles ou pas, « respect humain » oblige : on pose. Je pose pour toi qui me pose, tu poses pour moi qui te pose, nous posons pour toi qui, etc., etc. C’est vrai que l’avènement des appareils automatiques, et plus encore celui des moteurs, encouragent la saisie de « l’action » — Aye non ! prends pas de photo, j’fais dur là ! —, au détriment du «portrait » — Attention ne bougeons plus ! — mais sans déclasser ce dernier pour autant.
Ici et là, on trouve sur quelques pages les photographies de certains objets : nouvelle automobile, etc. Parfois même quelque chose d’aussi incongru qu’une fleur (gros plan)… Qui est-ce ?…
Sommes-nous riches ? alors les photos sont assez nettes, les couleurs assez saturées ; l’appareil, automatique et de bonne qualité, s’en charge. Mais ces soucis sont accessoires : couleurs, piqué, texture et composition ne font pas une « bonne photo souvenir ». Une photo moppée garde sa valeur en autant qu’on y distingue assez ce qu’on voulait y voir : toi-moi-nous-eux-où-pourquoi.
— Le souvenir est donc important.
— Pas le souvenir…, l’évocation… le souvenir sublimé.
Auto-propagande
Quand même ! avouons-le, c’est assez ennuyant à regarder un album de famille. Avec son chapelet de personnages endimanchés et statiques. Son intérêt ne peut être qu’ethnologique pour un étranger : habillement et environnement fournissent certaines informations sur l’époque. Quoi d’autre ?
Comment faire pour savoir ce qui rend tous ces gens heureux ou malheureux ? La photo de groupe dit-elle ce qui se passe entre les figurants ? Y a-t-il même un intérêt à capter ces choses intimes qui peuvent parfois être agréables à contempler, mais d’entreprise bien risquée. Si on commence ce petit jeu-là, trop de choses peuvent échapper à notre contrôle… Non non, il vaut mieux s’en tenir aux mises en scène. Cheese !
Au bout de quelques années, le décodage de l’album de famille devient presque une affaire secrète. Chaque protagoniste reconstruit ses propres souvenirs à partir d’une image possédant le moins d’information possible.
Comme ça toutes les histoires sont permises.