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Un aperçu du trajet de la subjectivité de l’interprétation à la production de l’image photographique – Bernard Jeay

[Automne 1989]


par Bernard Jeay

Dès sa genèse, l’histoire de la photographie a laissé des indices révélateurs sur la nature de l’image photographique. Roland Barthes remarque à ce sujet « Ce n’est pourtant pas (me semble-t-il) par la peinture que la photographie touche à l’art, c’est par le théâtre.

À l’origine de la photo, on place toujours Niepce et Daguerre (même si le second a quelque peu usurpé la place du premier) ; or Daguerre, lorsqu’il s’est emparé de l’invention de Niepce, exploitait place du Château (à la République) un théâtre de panoramas animés par des mouvements et des jeux de lumière. La camera obscura, en somme, a donné à la fois le tableau perspectif, la Photographie et le Diorama, qui sont tous les trois des arts de la scène ; mais si la photo me paraît plus proche du théâtre, c’est à travers un relais singulier (peut-être suis-je le seul à le voir) : la Mort ».

Il n’est pas le seul. Selon une définition sans ambages de Susan Sontag, « Toutes les photos sont des memento mori. Prendre une photo, c’est s’associer à la condition mortelle, vulnérable, instable d’un autre être (ou d’une autre chose) ». Cela a ouvert la voie à une tendance dont les référents sont les masques d’une réalité éphémère et fuyante.

Partant, la photographie comme masque devient une œuvre ouverte dont il n’est plus possible de fixer les repères de manière certaine. Minor White déclarait à ce sujet « La photographie est un mirage et les appareils sont des machines à métamorphose ». Le subconscient, selon le conditionnement dont il est l’objet, métabolise l’illusion optique (le mirage) qu’est l’image photographique. La réception de l’image aboutit à des interprétations aussi variées qu’inattendues. Dans La Montagne Magique de Thomas Mann, Hans Castorp prisonnier dans un sanatorium et amoureux de Claudia Chauchat contemple « le portrait radiographique de Claudia qui ne montrait pas son visage, mais la délicate structure osseuse de la moitié supérieure de son corps, et les organes de sa cavité thoracique, ceints par la pâle enveloppe spectrale de la peau »…

Produis et tais-toi.
D’autre part, la photographie est aussi utilisée pour séduire et accrocher surtout dans les cas où elle évoque un idéal ou représente l’événementiel. Mais en ce cas, l’approche idéologique inhérente à la diffusion de masse influencera la subjectivité du lecteur. Giselle Freund se souvient d’un reportage pour un grand magazine où elle devait vanter l’intérêt de la vie dans l’armée canadienne en sélectionnant une jeune recrue, Sonia, pour la mettre en vedette. Giselle Freund mentionne alors que « Boorstin eut appelé ce reportage un pseudo-reportage et Sonia une pseudo-célébrité ». À propos de The Image de D.J. Boorstin, Guy Debord explique « Boorstin ne comprend pas que la prolifération des « pseudo-événements » préfabriqués, qu’il dénonce, découle de ce simple fait que les hommes, dans la réalité massive de la vie sociale actuelle, ne vivent pas eux-mêmes des événements. C’est parce que l’histoire elle-même hante la société moderne comme un spectre, que l’on trouve de la pseudo-histoire construite à tous les niveaux de la consommation de la vie, pour préserver l’équilibre menacé de l’actuel temps gelé ».

Une vision « post-industrielle »
Pour casser l’équation mass media = idéologie, des expériences ont été tentées. La première du genre fut réalisée par des membres de la rédaction du journal Libération de Paris en 1981, sous la forme d’un rapport quotidien dans les pages internationales en collaboration avec le photographe Raymond Depardon. Alain Bergala écrit à ce sujet « La photographie, si elle a pu apparaître à un moment de son histoire comme un art de la rencontre heureuse avec le monde, a aussi à voir, je dirais presque ontologiquement, et plus souvent qu’on ne croit, avec le manque, l’absent et le ratage du réel ». Depardon lui-même légendait ainsi un instantané qu’il fit de ses deux amis : « 10 juillet 1981, New York. Vélo en fin de journée à Central Park, avec Claudine et Bob, deux amis de l’agence Contact. Pendant que nous parlons, à 5 minutes d’intervalle, nous croisons Mia Farrow dans la Rolls de Woody Allen et Mick Jagger en bermuda rose avec un talkie-walkie. Je ne fais pas de photo ». De quoi être définitivement viré — et par l’escalier de service — pour tout aspirant pigiste à la solde de n’importe quel média respectable ! Au fait, cela me rappelle qu’à propos de Kertész qui, à son arrivée aux États, en 1937, se vit refuser ses photos par les rédacteurs de Life, Roland Barthes conclut qu’ « au fond la Photographie est subversive, non lorsqu’elle effraye, révulse ou même stigmatise mais lorsqu’elle est pensive ».

Montréal, 27 juin 1989

Barthes (R.), La chambre claire, Gallimard, Seuil (Cahiers du Cinéma), 1980.
Benjamin (W.), L’homme, le langage et la culture, Denoël/Gonthier, 1971.
Bergala (A.), Les absences du photographe, Paris, Libération, l’Étoile, 1981.
Boorstin, Daniel Joseph, The Image; or What Happened to the American Dream, New York, Atheneum 1962.
Debord (G.), La société du spectacle, Paris, Champ Libre, 1967.
Depardon (R.), Correspondance newyorkaise, Paris, Libération, l’Étoile, 1981.
Mann, Thomas, The Magic Mountain, Hardmondsworth: Penguin Books, I960, (Penguin Modern Classics).
Newhall (Beaumont), The History of Photography, The Museum of Modern Art. New York. 1964. Sartre (J.-P), L’Imaginaire, Gallimard (Idées), 1940.
Sontag (Susan), Sur la Photographie, Paris, Seuil, 1979.