Carleton University Art Gallery
Du 19 janvier au 29 mars 2015
Par Mirna Boyadjian
Première exposition solo de l’artiste Akram Zaatari en sol canadien, All Is Well réunit des propositions artistiques qui rendent compte des modes de construction et de déconstruction de l’histoire libanaise, empreinte de nombreux conflits. L’exposition, sous le commissariat de Vicky Moufawad-Paul, suscite des interrogations quant aux formes de transmission clandestines et à leurs conséquences sur l’histoire du pays. En temps de guerre, la clandestinité semble s’immiscer dans la vie même, jusqu’à devenir naturelle lorsque sont entreprises des opérations qui ne peuvent s’énoncer autrement que comme des conditions de survie – celle d’un peuple, d’une culture, d’une tradition, etc. Dès lors la clandestinité devient principe de vie et, surtout, « principe d’espérance ».
Au premier étage de la galerie, entièrement dédié aux oeuvres de Zaatari, l’exposition se divise en deux sections. La première présente, dans une grande pièce à aire ouverte adjacente à la salle principale, la vidéo Tomorrow Everything Will Be Alright (2010). Sur un écran apparaît le défilement d’une conversation entre deux hommes dactylographiée sur le mode instantané du clavardage : « Hello sexy. … hello u. » « Who is it? » « You know who it is. » « It’s been more than 10 years. » Les deux hommes décident de se revoir, planifiant un rendez-vous à l’endroit où ils se sont connus jadis. « At sunset. Le rayon vert », propose l’un deux. Référence au film Le rayon vert (1986) d’Éric Rohmer ou bien à l’ouvrage de Jules Verne écrit en 1882, le rayon vert, cet éclat d’avant le jour ou la nuit, symbolise dans ces œuvres une clarté du cœur qui dissipe toutes les illusions. « C’est que celui qui a été assez heureux pour l’apercevoir une fois, voit clair dans son cœur et dans celui des autres. » (Verne, 1882)
Comme les machines à voyager dans le temps imaginées par Jules Verne, la machine à écrire de Zaatari, offerte par son père à l’âge de seize ans façonne des temps nouveaux. Entre le dispositif et le mode de correspondance se dégage une incongruité temporelle qui anime l’imaginaire. On ne saurait dire si cette histoire est vraie ou fantasmée, mais ce qui importe, c’est qu’elle existe par-delà toute matérialité. Dans un pays où l’homosexualité est réprimée par la loi, anticiper, rêver et imaginer l’amour entre deux hommes s’entremêle invariablement à la réalité. À certains égards, sur un mode métaphorique, la vidéo donne au spectateur l’impression que le cours de sa visite se déroulera à bord d’une machine à voyager dans le temps de l’histoire.
Dans la même pièce, sous une vitrine, Letters from Askalan / Letters from Family and Friends (2007) annonce la deuxième section. L’œuvre consiste en deux images de lettres manuscrites, l’une écrite à sa famille et illustrée d’une fleur colorée par Nabih Awada (alias Neruda) durant sa détention dans la prison israélienne d’Askalan et les autres, rédigées par sa famille et ses amis. L’ancien membre de la résistance libanaise lié au Parti communiste fut arrêté en 1988 à l’âge de seize ans pour être relâché en 1998, soit dix ans plus tard. Un lien avec la mystérieuse correspondance des deux hommes ? On ne pourrait le dire.
En 2007, Akram Zaatari a communiqué avec Awada pour obtenir les lettres et les portraits photographiques reçus durant son incarcération à Askalan. Il en résulte la série 48 portraits of prisoners dedicated to Nabih Awada (2008), dont les images sont disposées à l’intérieur de compartiments vitrés longeant le mur de la salle principale. Ces quarante-huit images représentent des lettres écrites à Awada et des portraits qui lui ont été envoyés par des prisonniers libanais, palestiniens et syriens détenus en Israël pour des raisons de sécurité. Avant 1993, dans ce pays, il était interdit aux prisonniers politiques de se photographier. Ce droit à l’image leur a été accordé à la suite de grèves de la faim. Faisant partie du projet en cours intitulé Writing for a Posterior Time, cette série examine l’incidence du contrôle de l’information par le pouvoir étatique sur le contenu des correspondances.
Dans ces lettres, on ne détecte aucune allusion aux enjeux politiques de l’époque : « The days and the distance may have separated us, but you are still in my heart », écrivait Fadi Maaytah du Parti communiste palestinien en 1997, alors que Bilal Ahmad du Front démocratique déclarait : « So we keep a souvenir of the tragic days that we shared » dans une note en 1995. Les échanges se déclinent sur un ton intimiste et reflètent davantage un esprit de camaraderie.
Reste que les moyens développés par les prisonniers pour contourner le filtrage et communiquer des informations politiques existaient parallèlement : « Security and politically related communication across prisons in Israel happened through letters made with msamsameh writing, i.e., writing with tiny letters, as tiny as sesame seeds », explique l’artiste. Les prisonniers prenaient le plus grand soin d’envelopper les lettres plusieurs fois dans du plastique avant de les encapsuler. Lorsque le temps était venu de transmettre l’information d’une prison à une autre, ils avalaient la capsule pour ensuite l’évacuer, la laver et la retransmettre, parfois en feignant d’embrasser un autre prisonnier.
Avec Letter to Samir (2008), l’artiste réactive cette procédure en demandant à Nabih Awada d’écrire une lettre à Samir al-Qintar, un prisonnier politique relâché en 2008 qui a connu la plus longue détention de l’histoire libanaise. La vidéo montre Awada assis derrière un bureau dans une pièce immaculée. Avec des gestes précis, celui-ci reproduit l’écriture clandestine telle qu’il l’a déjà pratiquée. De même qu’on ne sait rien des communications d’autrefois, le propos de la lettre demeure insaisissable, ce qui perpétue une histoire secrète. Le spectateur devient alors témoin d’autant de récits caractérisés par des silences et des existences quasi imperceptibles, qui, tout en se dérobant à l’histoire, retentissent en son cœur.
Cela ne veut pas dire que le secret restera à tout jamais inconnaissable, comme l’illustre la vidéo In This House (2005). En novembre 2002, Akram Zaatari se rend dans le village d’Ain el Mir pour y déterrer une lettre écrite et enfouie sous terre par Ali Hashisho, membre de la résistance libanaise à l’époque de la guerre civile. Le contenu de la lettre présente une justification de l’occupation par le groupe de résistance radicale de la maison de la famille Dagher. Sans doute cette œuvre met-elle en relief la possibilité de découvrir des documents encore inédits pouvant transformer notre connaissance de l’histoire libanaise et, par conséquent, notre regard sur le présent. Or, The Making of Time Capsule, Karlsaue Park, Kassel (2012) reconduit l’idée en proposant cette fois d’enterrer de la même manière des documents qui pourront être découverts et réinterprétés dans un temps futur. Cet élan n’est pas sans rappeler celui du Musée national de Beyrouth qui, au début de la guerre civile en 1975, a enfermé ses artefacts et ses objets de valeur dans d’immenses compartiments de béton armé. N’est-ce pas là la lueur du rayon vert ?
Mirna Boyadjian est titulaire d’une maîtrise en histoire de l’art de l’UQAM sur le travail photographique de Taryn Simon, qui a fait l’objet d’une publication en ligne dans le magazine du Jeu de Paume (Paris). En plus de contribuer à diverses publications, elle prépare, à titre de commissaire, l’évènement « Art sonore, guerre et monde arabe », qui se déroulera au printemps prochain au centre Skol. Elle est aussi co-inspiratrice du Lab Art & Politique-Politics créé à Montréal.