Il y a quelques années maintenant que les artistes ont découvert l’usage artistique et critique qu’ils pouvaient faire de Google Street View. Le cas le plus connu est sans doute celui de Jon Rafman, qui poursuit, inexorablement serais-je tenté de dire, son projet 9-eyes1 pour lequel il pille sans vergogne la banque d’images disponible sur Internet. Cette dernière rassemble les images prises au moyen des caméras directionnelles qu’on retrouve sur les voitures de Google Street View (GSV), qui parcourent les routes de divers pays en prenant des photos à intervalles réguliers. Mais Rafman n’est pas le seul à avoir su tirer parti de l’existence de ce dispositif. L’artiste française Caroline Delieutraz, l’Allemand Michael Wolf, les Américains Doug Rickard et Aaron Hobson, le Belge Mishka Henner sont au nombre de ceux et celles qui ont aussi trouvé intéressant d’exploiter les possibilités offertes par Google Street View.
Le mode opératoire de la photographie est bien connu. Il a été l’occasion de bien des explorations artistiques. L’acte de photographier est le résultat d’une coprésence de l’objet vu et de la photographie. Il est reproduction d’un étant du monde, il témoigne d’une saisie en temps réel. C’est évidemment ce premier aspect que vient perturber le fait de recourir au dispositif de délégation que permet Internet dans ce cas bien précis. Ce qui a été saisi était déjà médié, si bien qu’à cet égard il est clair que le Web est le lieu d’une sorte d’extension prothétique de la photographie. Il la porte plus loin et il interroge, de ce fait, comment peut être aujourd’hui effectuée toute expérience du monde. Le Web amène littéralement la photographie à la rencontre de GSV. Mais peut-on dire qu’il ne reste plus grand-chose de celle-ci tant l’automatisation que permet l’ordinateur rend inutile tout réel appareil photographique ? Certes, il reste bien un appareillage virtuel qui emprunte ses caractéristiques au médium, mais tout se passe un peu comme si l’appareil numérique qu’est l’ordinateur avait avalé la photographie tant il en est venu à se substituer, en s’en inspirant, au mécanisme de saisie. La photographie est devenue un acte virtuel, relayé et exécuté à travers le code binaire cybernétique. Mais, ce faisant, elle a conforté son caractère d’acte. À travers les prothèses qui amènent l’internaute-artiste à constituer son oeuvre, la saisie, le découpage opèrent toujours. La prise de vue est désormais tout ce qui semble rester, tout ce qu’il y a encore de plus opérant de ce que la photographie a légué à la cybernétique.
C’est un peu comme si la photographie était devenue le fantôme dans la machine, vaguement spectrale et toujours agissante, mais en décalage, tel un processus oublié dont on aurait conservé la marche à suivre. Comme si c’était à la fois grâce à elle et sans elle qu’Internet et GSV se sont associés dans cette opération de documentation systématique autorégulée par leurs soins.
C’est à tout cela que s’alimente le travail artistique de Jon Rafman. C’est depuis sa position, recluse derrière l’écran, que grâce à l’ordinateur l’opération de saisie a déjà été effectuée et que l’image parvient jusqu’à nous. Images vaguement anonymes, créées par un opérateur immobile. À l’apparente banalité des images vient s’imposer la commodité (j’allais écrire, la paresse !) de l’opération puisque chacun d’entre nous aurait pu être cet artiste de la saisie. Cette position, nous la connaissons ; cette image aurait pu apparaître sur notre écran. Nous sommes tous à une touche de pouvoir rejoindre Google Maps et Google Street View. Nous sommes tous, potentiellement, cet opérateur, ce photographe à qui il n’a pas fallu grand-chose pour saisir cette image ; à qui il n’a même pas fallu être photographe. D’ailleurs, on l’a dit, la photographie a été avalée, l’ordre cybernétique s’est approprié une grande part de son modèle opératoire.
Mais c’est justement ce qui est fascinant dans cette entreprise. À la coprésence effective du photographe et de la scène qu’il croque, à ce contact effectif que permet de reproduire la photosensibilité de matières chimiques, 9-Eyes a préféré le survol lointain, la vision globale d’Internet, autorisée par son système infini de relais. À ce phénomène d’appropriation/disparition/survivance de la photographie complétée par l’ordinateur s’ajoute la téléportation infinie du regard que permettent Internet et GSV. Pour l’artiste, il ne reste plus qu’à y aller d’une vigie longue et patiente, d’une navigation appliquée pour surprendre la scène méritant d’être retenue et conservée, devenue, par cette sélection et cette mise sur papier, œuvre singulière. Car on ne peut regarder les images de Jon Rafman sans penser à ces opérations grâce auxquelles cette image l’est devenue. Comment elle est advenue alors qu’elle était déjà existante, présence latente dans le stock d’une navigation infinie et de captations répétées mais demeurées inertes.
Michael Wolf travaille de façon différente. Comme il est facile de le constater à leur rendu visuel, ses images sont photographiées à même l’écran de son ordinateur. Loin d’être des scènes aussi complètes que celles de Rafman, qui privilégie un plan plus large, celles de Wolf offrent des plans plus serrés, dans des vues légèrement surplombantes qui portent l’empreinte du dispositif ambulatoire de GSV. Elles montrent des passants, en plan moyen ou même en plan buste, dont l’identité est protégée par le brouillage du visage. Cette manière de faire lui a été inspirée par son déménagement de Hong Kong, où il s’était signalé par des photos de constructions architecturales prises dans cette ville en constant développement, à Paris où il ne pouvait espérer trouver semblables bouleversements urbanistiques. Il lui fallait une approche différente, qu’il a trouvée avec GSV.
Wolf ne se gêne pas pour retoucher ses images. Des gens se chevauchent parfois et occupent l’espace dans des proportions et des relations d’échelles qui sont aux limites de la vraisemblance. Certains clichés évoquent l’image volée, prise en catimini depuis une position en surplomb occupée par un sniper d’images. Pour finir, ajoutons que les fameuses flèches de navigation virtuelle, les lignes blanches donnant les directions, les noms de rues, les localisateurs rouges en forme de gouttes inversées, parfois même le pointeur, apparaissent, proposant des itinéraires qui ne peuvent être suivis. C’est donc une sorte de street photography rehaussée qui est ici l’objet de l’investigation photographique, mâtinée de prises inspirées de l’esthétique de l’instant décisif d’Henri Cartier-Bresson. Mais il en va comme si ces rues sont maintenant de peu d’intérêt. Le maître français cherchait la prise qui donnerait une vue sur une sorte d’événement inédit, provoqué par une rencontre fortuite dans le temps et l’espace. Mais, aujourd’hui, tout peut être vu et saisi et par tout le monde ; les êtres et les choses ont pris une sorte de patine produite par l’usure des regards portés sur eux. Rien n’est plus efficace, pour s’en convaincre, que de regarder les images de la série Eiffel Tower, où celle-ci apparaît en arrière-plan lointain, rendue invisible par la banalité de l’avant-plan.
Doug Rickard a choisi, quant à lui, de dépouiller ses images de tout indice pouvant en dévoiler la source d’emprunt. Son œil est plus affûté dans la série A New American Picture alors qu’il scrute étroitement les régions, villes et lieux davantage frappés par le chômage et la pauvreté. En cela, il reprend la mission d’éveil social de la photographie dont ses prédécesseurs se sont faits les défenseurs. La désagrégation des milieux de vie, tant urbains que ruraux, est au centre de son travail. Il s’inscrit de ce fait dans la lignée des Robert Frank, Walker Evans, William Eggleston et d’une photographie à caractère social. Lui aussi saisit les images depuis son écran d’ordinateur, mais il les retravaille et prend bien soin d’effacer tous les signes associés à Google Street View et Google Map. Du dispositif d’origine, il peut cependant rester quelques traces, visibles dans une certaine distorsion de l’image, redevable au grand angle, et dans une sorte de granulation floue, gommant le détail sous une couleur vive, rappelant en cela certains des tableaux d’Edward Hopper. Ce gommage de toute référence au processus natif de ces images a donné lieu à des préoccupations touchant à la légitimité des images. Il est évident que le photographe s’est approprié le résultat d’un travail de saisie mécanique. Comme pour les autres, mais peut-être de façon encore plus aiguë, son travail réside dans la sélection et le découpage. C’est à travers ces opérations qu’il en vient à créer œuvres et images. Là où le photographe classique coupait dans la chair du monde et du visible pour faire image, les artistes ici présentés sélectionnent plutôt dans une réserve brute d’images déjà constituées, mais gardées latentes. Leur nombre, décuplé par un processus de prises répétées, les garde dans une indistinction dont elles ne sont réveillées que par l’intrusion de ces artistes.
Il y a un autre pan à cette entreprise, comme se sont empressés de le noter certains critiques. On a en effet avancé que le désir d’un William Eggleston de photographier démocratiquement trouvait sa suite dans le projet de Rickard, qui en étend la portée grâce à l’omniscience sans discrimination apportée par les apparatus de Google. J’imagine que c’est là une interprétation peu surprenante, quand on sait combien les innovations technologiques et les usages inédits qu’arrivent à en faire certains artistes peuvent donner lieu à un discours apologétique et euphorisant2. Toutefois, l’accumulation d’images générées de façon automatique par un déplacement ambulatoire constant n’est pas une garantie probante de caractère scientifique.
Le travail du Belge Mishka Henner a créé plus d’émoi. Il faut dire que l’artiste excelle à mettre le doigt sur des sujets épineux, se servant sans réserve d’autres sources de compilation d’images publiques. Il a ainsi utilisé les images en provenance de satellites mises en ligne par la NASA pour scruter des lieux secrets, tels que des bases militaires américaines ou des sites jugés sensibles par le gouvernement hollandais3. Cependant, le projet qui a fait le plus couler d’encre est sans conteste No Man’s Land. Là, les images ont été extraites de forums en ligne pour le partage d’informations sur la localisation de travailleuses du sexe en Espagne et en Italie. On voit donc sur les images des femmes au visage brouillé, mais aux poses et à l’habillement suggestifs, attendre au carrefour de routes, rurales pour la plupart. Il a ajouté à cette série une séquence vidéo qui nous installe dans la position d’un client potentiel, nous permettant de faire le parcours, en séquences image par image, avec signes googliens à l’avenant, jusqu’à certaines de ces prostituées. Les images ont d’abord été regroupées dans un livre que le photographe pouvait concevoir sur demande des clients. Peu d’exemplaires ont été vendus. Puis le projet est devenu viral et des images ont commencé à apparaître dans toutes sortes de sites, magazines et blogues sur la photographie. Par la suite, un groupe de travailleuses du sexe féministes a voulu que le livre soit banni. Elles accusaient l’artiste d’exploiter les femmes représentées et de les mettre en danger par cette diffusion publique. Elles ne furent pas en reste. Le monde de la photographie s’est aussi ému devant ce projet, qu’il jugeait immoral et peu éthique. Cette réaction trouvait sa source dans le fait de l’absence du photographe, arguant qu’un contact réel avec ses sujets aurait fait naître une empathie dont toutes ses images étaient démunies. Le livre connut alors un succès phénoménal. Puis, un second livre, avec de nouvelles images, fut édité et mis en nomination pour recevoir le Deutsche Börse Photography Prize. Les critiques se firent plus élogieuses… et le livre ne se vendit plus avec autant de succès.
Cette suite de réactions contradictoires est intéressante en soi. On s’indigne de voir un photographe exploiter une ressource à caractère outrancier mais non de l’existence de cette ressource. On condamne une pratique non sur la facture des images, mais sur la manière dont elles furent prises, sans que celle-ci puisse réellement transparaître dans le résultat final. C’est dire combien le médium utilisé comme intermédiaire a une portée qui change la donne. Jean-Paul Fourmentraux, dans son essai intitulé Art et Internet. Les nouvelles figures de la création4, indique combien et comment ce tiers média qu’est l’ordinateur est un participant actif à toute création artistique. Il adhère, selon Pierre Morelli dans une note critique au sujet de cet essai, au principe de la commutation mis de l’avant par Edmond Couchot5, à savoir que « les dispositifs technologiques en ligne offrent aux interlocuteurs les conditions d’une co-construction sémantique, ce qui constitue – aux yeux de l’auteur – une particularité [de] l’œuvre propre au Net art6 » et, possiblement, à toute forme de création artistique impliquant le numérique. Un tel propos illustre bien le travail accompli par le numérique sur les médiums autres – mais voisins – que sont la vidéo, la photographie et le son, entre autres. L’œuvre résultante est conditionnée par le numérique qui a avalé et avalisé les médiums autres. Le numérique trouve donc sa particularité et son modèle opératoire propre dans cette absorption des conditions de possibilités techniques et de la pragmatique opérationnelle des autres médiums. Le sens de son travail réside donc dans cette traduction, parfaitement illustrée par ces cas d’utilisation de GSV et dans cette transmission, clés en main, des opérations usuellement accomplies par le médium absorbé, effectuant, d’une certaine façon, une actualisation simplifiée de ces possibilités singulières. L’identité et le travail propres au numérique est dans cette passation et cette accessibilité au plus grand nombre. L’artiste joue de celles-ci pour réaliser son œuvre, devenue acte partagé. D’où cette confusion éthique qui s’ensuit et qui réside dans un phénomène d’émulation associative. Cette œuvre est le résultat d’un acte que j’aurais pu faire, que chacun de nous aurait pu faire et semble l’égal, en valeur éthique, au fait de recourir aux forums en ligne pour fins de clientélisme sexuel.
Cela se manifeste par la jubilation démocratique que suscite le travail de Doug Rickard et par l’indignation éthique que provoquent les œuvres de Mishka Henner ; le numérique complète la dimension d’acte que revêt la photographie et propose virtuellement cette possibilité à tout utilisateur d’Internet, ainsi que le suggère pour sa part Jon Rafman. On ne peut donc aborder ces œuvres sans évoquer le mirage de cette possibilité que je puisse, moi, spectateur actif faisant apparaître l’image que je vois, soit l’avoir conçue, soit l’avoir ultimement parachevée dans un geste qui complète l’effort premier de l’artiste.
Sylvain Campeau a collaboré à de nombreuses revues tant canadiennes qu’européennes (Ciel variable, ETC, Photovision, Inferno). Il est également l’auteur des essais Chambre obscure : photographie et installation, Chantiers de l’image et Imago Lexis. Sur Rober Racine, ainsi que de cinq recueils de poésie. En tant que commissaire, il a aussi à son actif une trentaine d’expositions présentées au Canada et à l’étranger.
2 Tempérons ces élans en rappelant qu’en avril 2015 la Commission européenne a accusé Google d’abus de position dominante dans la recherche en ligne pour avoir privilégié ses services au détriment de ceux de la concurrence. Voir : ici.radio-canada.ca/nouvelles/economie/2015/04/15/002google-union-europeenne-enquete-concurrence.shtml.
3 Les images de palais royaux, dépôts de carburant et baraques d’armée ont donc été censurées, et ce par une surimpression de blocs polygonaux aux multiples couleurs sur les lieux problématiques. Censure, ô combien artistique ! Et dont Mishka Henner a fait œuvre !
4 Jean-Paul Fourmentraux, Art et Internet. Les nouvelles figures de la création, Paris, CNRS, 2005.
5 Edmond Couchot, La technologie dans l’art. De la photographie à la réalité virtuelle, Nimes, J. Chambon, 1998.
6 Pierre Morelli, « Jean-Paul Fourmentraux, Art et Internet. Les nouvelles figures de la création », Questions de communication [En ligne], no 14 (2008), mis en ligne le 21 mars 2012, consulté le 16 avril 2015. URL : questionsdecommunication. revues.org/1664.