Douala à ciel ouvert – Erika Nimis

[Automne 2015]

Douala1. Fin janvier 2015. Premiers pas dans les rues de cette ville portuaire, capitale économique du Cameroun. Douala est une ville qui vibre et vous échappe à tout moment. Premiers pas et déjà quelques repères. On ne peut parler de scène contemporaine à Douala sans parler de ses centres d’art qui lui donnent une identité. Car à Douala, ville au passé trouble et au présent incertain, l’art est dans la rue où les artistes interviennent de façon concrète, comme en témoigne cette monumentale statue au rond-point Deïdo, La nouvelle liberté de Joseph-Francis Sumégné, commanditée en 1996 par le centre Doual’art et devenue depuis le symbole de la ville2.

Parler de photographie à Douala et plus généralement au Cameroun, c’est d’abord évoquer sa riche histoire, ouverte à toutes les influences, d’où émergent quelques grands noms comme celui de George Goethe (1897-1977), originaire de Sierra Leone, qui ouvre le premier studio de la ville, Photo George, en 1931. En 2015, un autre nom est sur toutes les lèvres quand je demande à rencontrer un photographe : c’est celui de Nicolas Eyidi, qui est un peu le « papa » de cette scène doualaise, à l’instar de Photo George avec qui il a collaboré à ses débuts. Photographe documentariste, Nicolas Eyidi travaille à son compte depuis 2000, formant un duo de choc avec son épouse Rose qui gère une banque d’images exceptionnelle sur le Cameroun.

Quelles expositions photographiques sont à l’affiche à Douala en ce début 2015 ? La Galerie MAM, bel espace baigné de lumière, propose African Spirits, la dernière série d’autoportraits à succès de Samuel Fosso, artiste camerounais de renommée internationale. Dans une annexe de l’Institut français, une exposition d’un autre genre nous fait découvrir des clichés historiques sur la chefferie de Bandjoun, dans l’ouest du Cameroun. Mais le lieu qui a lancé les artistes photographes de la ville reste incontestablement Doual’art, qui rayonne comme centre d’art contemporain depuis le début des années 1990. Les artistes que je vais évoquer ici y ont tous exposé.

La photographie a pris du temps à s’affirmer en tant que forme d’expression à part entière dans cette ville de plasticiens qui privilégient davantage la peinture et la sculpture. Mais elle finit par être adoptée par certains artistes confirmés comme Hervé Yamguen, Hervé Youmbi ou Goddy Leye, puis s’impose à une jeune création incarnée entre autres par Patrick Wokmeni et Em’kal Eyongakpa. Chacun de ces artistes continue cependant à passer d’un médium à l’autre, expérimentant en toute liberté dans cette ville où l’art s’expose à ciel ouvert.

De désert culturel à capitale des arts plastiques3. À l’ombre des manguiers, l’espace Doual’art, d’où est parti le mouvement artistique qui anime aujourd’hui la ville, est avant tout un lieu de prise de parole. L’un de ses piliers fondateurs, Didier Schaub, a définitivement tiré sa révérence en novembre 2014. Mais le flot de paroles n’a pas cessé pour autant, comme en témoigne l’hommage qui lui est rendu dans une exposition rassemblant quelques membres de cette famille artistique qui perpétue l’esprit de ce centre d’art contemporain tourné vers la rue, les gens, Douala.

La scène doualaise que nous connaissons aujourd’hui émerge dans les années 1990, à la faveur des transitions démocratiques, une période chaotique pour le Cameroun, mais qui, sous le poids de la pression populaire et internationale, permet une certaine ouverture. Doual’art naît en 1991 dans ce contexte propice. Ses fondateurs, Marilyn Douala Bell et Didier Schaub, vont dès lors travailler d’arrache-pied à transformer la ville, à lui insuffler une identité, une âme, en faisant de Doual’art un espace de création, de diffusion, mais aussi de réflexion pour tous.

« On a allumé des feux jusqu’en 2005 », résume Marilyn Douala Bell, année où s’opère un tournant avec la tenue du premier symposium Ars & Urbis, sorte de think tank en partenariat avec l’Université et la Communauté urbaine de Douala, qui débouche sur le SUD – Salon urbain de Douala, triennale organisée par Doual’art à partir de 2007. SUD est un « festival d’arts visuels [qui] prend la ville de Douala à la fois comme objet d’étude et comme lieu de réalisation4 ». Les artistes invités au SUD travaillent in situ et produisent, au bout de trois ans d’échanges étroits avec la ville et sa communauté artistique, des œuvres inaugurées la semaine du festival. Doual’art, c’est en fin de compte un peu comme une famille qui dialogue dans un esprit de saine émulation, partage ses savoirs et joue un rôle dans la destinée de la ville et de ses habitants.

Douala « a pris des coups dans sa chair ». À Douala, très peu d’artistes en arts visuels se disent photographes au sens strict du terme, même s’ils touchent ou ont tous touché au médium de différentes manières. C’est sans doute à travers la problématique du corps, ce corps colonisé5, réceptacle d’émotions aliénantes, qu’ont émergé les premières œuvres fortes. Douala « a pris des coups dans sa chair6 » et, si elle respire encore, c’est en partie grâce à ses artistes. Hervé Yamguen, peintre et poète, ouvre le premier la voie, en produisant plusieurs séries d’autoportraits à partir de 2001, puis, deux ans plus tard, il photographie d’autres corps nus en mouvement, imparfaits, sensuels, qu’il présente à Doual’art dans une exposition-performance, Le corps certain, « un corps simplement posé, dans une mise en scène étrange ou en mouvement, qui cherche sa place7 », écrit Didier Schaub. Le corps devient le support privilégié pour interroger les travers de la ville, de la société, et nous renvoie à cette « prière ultime » de Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs : « Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge8 ! »

Le Cameroun, « profond puits rempli de silences9 », a connu une histoire coloniale violente et lutte toujours contre les fantômes de son passé. Ce que rappelle l’installation murale d’Hervé Youmbi, Cameroonian Heroes, dans la cour de l’espace Doual’art, réalisée dans le cadre du SUD 2013 : « une série de cinq portraits de personnalités fortes des combats nationalistes camerounais. Ces personnages de l’histoire contemporaine du Cameroun, parce que morts au combat, sont de façon populaire reconnus comme des héros, contrairement au pouvoir politique en place, qui, jusqu’à aujourd’hui, refuse de les honorer10 ». Le travail de ce portraitiste multimédia avant tout préoccupé par la notion d’identité a pris une tournure résolument politique depuis quelques années, comme en témoigne Rue Um Nyobé (du nom du résistant camerounais éliminé en 1958 par les autorités coloniales françaises), installation réalisée et présentée à Paris en 2009, composée notamment de portraits photographiques des habitants de Belleville qui, par la magie de Photoshop et du photomontage, deviennent témoins de l’histoire11.

Il en faut du courage pour « fracasser sans ambages le silence ». En 2006, Patrick Wokmeni photographie avec flash et sans fard les prostituées de son quartier d’enfance, entre excès et désespoir. « Ses images sont marquées par l’intimité qu’il établit avec les sujets, qui, filmés dans des scènes de leur quotidien, n’opposent aucune pudeur, ni aucune gêne face à l’objectif12 ». À la suite de l’interception d’un catalogue d’exposition envoyé de Berlin, dans lequel figure cette série sur Les belles de New Bell, Wokmeni, auteur également d’une série sur les émeutes de 2008, choisit de quitter son pays natal pour continuer son travail photographique en Belgique.

Douala est la ville d’où est parti le mouvement contestataire de février 2008, dans un pays au « peuple extrêmement jeune dirigé par des hommes extrêmement vieux13 ». Les émeutes de 2008, les plus importantes depuis l’opération « villes mortes » de 1991, ont commencé à Douala puis se sont répandues comme une traînée de poudre dans plusieurs villes du pays, notamment à Yaoundé et dans l’ouest. Douala est à l’avant-garde de la contestation politique, mais aussi artistique avec ses espaces Doual’art et ArtBakery (centre d’art créé en 2003 par l’artiste Goddy Leye à Bonendalé, dans la banlieue de Douala), qui permettent aux créateurs de trouver leurs marques en s’inscrivant dans une démarche consciente.

« L’art n’est pas mort ce soir ». Avec la complicité d’amis artistes et chercheurs, les « ouvreurs de voie » que sont Hervé Yamguen et Hervé Youmbi, membres du collectif d’artistes plasticiens Cercle Kapsiki (formé en 1997), vont réaliser dix ans plus tard, dans le cadre du SUD 2007, une performance intitulée Ring, qui fera date dans l’histoire de l’art contemporain camerounais. En 2002, le collectif Cercle Kapsiki avait confié plus de cinquante toiles au Musée National du Cameroun de Yaoundé dans l’espoir de les voir exposées et acquises par ledit musée. Mais ce dernier ne tiendra aucune de ses promesses et qui plus est ne retournera jamais les œuvres, qui vont moisir cinq années durant dans ses remises, subissant des dommages irréparables. Dans un acte ultime de résistance, le collectif décide alors de rapatrier ces œuvres, cinq d’entre elles du moins, pour les brûler en public à ArtBakery, dans le cadre d’un autodafé artistique. Et Goddy Leye en ce soir de décembre 2007 déclare à la foule amassée qui assiste, émue et impuissante, à la destruction de ces œuvres : « L’art n’est pas mort ce soir. L’art est plus que jamais vivant. Et cet art que vous avez vu brûler ici va renaître, va renaître plus que jamais. C’est un cri de colère, mais c’est aussi un cri d’espoir, parce que si on ne peut pas se révolter, on ne peut rien faire14. »

Des lucioles dans la nuit. Avant qu’il ne décède subitement en 2011, emporté prématurément par la maladie, le « passeur » qu’est Goddy Leye aura eu le temps de poser des jalons solides avec son projet ArtBakery. Cet artiste multimédia de génie a notamment joué un rôle essentiel dans l’ouverture de la scène plastique aux femmes, comme Justine Gaga (peintre et sculpteure qui a repris le flambeau d’ArtBakery), Ruth Belinga (peintre, vidéaste, artiste de performance et professeure à l’Institut des beaux-arts de Foumban) ou Ginette Daleu (peintre et photographe), dont la revue d’art Intense Art Magazine (IAM) retrace les parcours dans un premier numéro paru en octobre 201415. Dans le cadre du SUD 2013, Ginette Daleu a photographié les murs malades de Bessengue, quartier précaire de Douala, comme pour exorciser ses propres angoisses. Cette série intitulée Les introuvables magnifie des détails d’abris de fortune faits de divers matériaux, de diverses couleurs. Un autre artiste prometteur, Boris Nzebo, lui aussi à l’écoute des douleurs de Douala dans la série Ville surprise (2012), lance « un appel à tous ceux qui ont perdu la tête, perdu leur réalité et se sont détachés de leur contexte ».

Autre coup d’éclat photographique, en 2011, l’espace Doual’art expose pour la première fois ensemble deux talents montants de la photographie camerounaise : Patrick Wokmeni (évoqué précédemment) et Em’kal Eyongakpa. Ce dernier travaille l’installation et la performance dans le but de faire interagir ses médiums de prédilection (photographie, vidéo et son). Mis en nomination pour le Prix de photographie Aimia – AGO en 2013, il enchaîne depuis les projets d’expositions et de résidences. Dans ses images venues tout droit du monde des rêves, il compare les humains en quête de liberté spirituelle et physique à des « poissons assoiffés dans l’eau » (Bleed for the Read Pentaptych, 2009). Dans Naked Routes (2011), il incruste son propre corps nu dans les paysages du Cameroun marqués par l’histoire.

Ces jeunes artistes en pleine ascension sont comme des « lucioles qui clignotent obstinément dans la nuit anthracite » pour reprendre les mots de Lionel Manga, des lucioles qui laissent espérer des lendemains qui chantent pour la photographie contemporaine camerounaise16.

1 L’auteure tient à remercier ici tous les acteurs culturels et les artistes pour leur générosité et leur disponibilité ainsi que toutes les personnes qui ont facilité son séjour au Cameroun, en particulier Maud de la Chapelle, Marc et Marceline Mbourou Atangana, Chantal Ndami, Ange Tchetmi, Barthélémy Toguo, Jürg Schneider, Rosario Mazuela, Ruth Belinga et Sarah Dauphiné Tchouatcha.
2 Lire à ce propos l’article de Dominique Malaquais, « Une nouvelle liberté ? Art et politique urbaine à Douala (Cameroun) », Afrique & histoire, 2006/1, vol. 5, p. 111 à 134.
3 « Notre objectif est de faire de Douala la capitale régionale des arts plastiques ! », avouaient les fondateurs de Doual’art, Marilyn Douala Bell et Didier Schaub, dans un entretien de Robert Essombe Mouangue, « Nous voulons faire de Douala la capitale des arts plastiques », Africultures, no 60 (septembre 2004).
4 Maud de la Chapelle, « SUD 2013, quand l’art métamorphose la ville… », C&, sans date, accessible au lien suivant : www.contemporaryand.com/fr/magazines/sud2013-when-art-metamorphizes-the-city/.
5 Un exemple souvent repris est celui du « kaba » (qui vient de l’anglais « cover »), robe très couvrante portée par les femmes de la côte depuis les années 1840-1850, vêtement imposé par les épouses des missionnaires européens qui ne toléraient aucune nudité.
6 Lionel Manga, L’ivresse du papillon. Le Cameroun aujourd’hui : ombres et lucioles dans le sillage des artistes, Artistafrica et Edimontagne, 2008, p. 200.
7 Didier Schaub, « “Le corps certain” Hervé Yamguen », décembre 2003, accessible au lien suivant : cameroon_pics.voila.net/decouvrir/yamguen_expo_doualart.html.
8 Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, 1952, cité dans Dominique Malaquais, « The Dripping Man: Art, the Ephemeral, and the Urban Soul », African Arts, vol. 42, no 3 (2009), p. 28.
9 Manga, L’ivresse du papillon, quatrième de couverture.
10 Didier Schaub à propos de Cameroonian Heroes, SUD 2013, accessible au lien suivant : www.doualart.org/spip. php?article630.
11 Dominique Malaquais, « Hervé Yamguen, Hervé Youmbi, ou les masques rebelles », dans Myriam Odile Blin (dir.), Arts et cultures d’Afrique en recherche. Vers une anthropologie solidaire, Mont-Saint-Aignan, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2014, p. 153-172.
12 Didier Schaub, « Objectifs, Em’kal et Patrick Wokmeni, du 15/01 au 10/02/2011 », accessible au lien suivant : www.doualart.org/spip.php? article285.
13 Lire l’article de Rémi Carayol, « Cameroun : le péril jeune », Jeune Afrique, 26 décembre 2014, accessible au lien suivant : www.jeuneafrique.com/Article/ JA2814p043.xml0/. Selon Carayol, « [l]’âge moyen des Camerounais est de 19 ans, plus de 60 % d’entre eux ont moins de 25 ans, mais leur président, lui, en compte 81, dont trente-deux passés à la tête du pays ».
14 Goddy Leye, dans No Art on Two Dollars a Day, documentaire de Laurent Malaquais, Cameroun, 2008, 7 min, accessible au lien suivant : www.youtube.com/watch?v=gb18FWbL0mw#t=368.
15 IAM, première plateforme artistique qui célèbre la création féminine dans les arts visuels, la mode, le design et l’architecture en Afrique, a été lancée fin 2014 par Céline Seror et la photographe Angèle Etoundi Essamba qui en assure la direction artistique. À noter dans le premier dossier d’IAM consacré à la scène féminine contemporaine du Cameroun, le travail de la photographe Sarah Dauphiné Tchouatcha, basée à Yaoundé, avec sa dernière série intitulée Les Camerouns. Sarah Tchouatcha prépare par ailleurs un film documentaire sur l’histoire de la photographie de studio au Cameroun en collaboration avec le réalisateur Régis Talla.
16 Comme le laisse penser la toute jeune existence du Collectif Kamera qui, aux dernières nouvelles, prépare son retour : collectifkamera.over-blog.com/.

 
Érika Nimis est photographe (ancienne élève de l’École nationale de la photographie d’Arles en France), historienne de l’Afrique, professeure associée au Département d’histoire de l’art de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Elle est l’auteure de trois ouvrages sur l’histoire de la photographie en Afrique de l’Ouest (dont un tiré de sa thèse de doctorat : Photographes d’Afrique de l’Ouest. L’expérience yoruba, Paris, Karthala, 2005). Elle collabore activement à plusieurs revues et a fondé, avec Marian Nur Goni, un blog dédié à la photographie en Afrique : fotota.hypotheses.org/.

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