Traduit de l’espagnol par Graham Thomson, Londres, Mack, 2014, 192 p., ill., angl.
Par Samuel Gaudreau-Lalande
Joan Fontcuberta est artiste, commissaire, essayiste et critique d’art. C’est à ce titre qu’il livre ici ses réflexions sur douze ans de culture photographique numérique, de 1998 à 20101. En excellent conteur qu’il est, Fontcuberta met la photographie en scène dans une série de situations particulières afin d’illustrer comment le médium change en passant de l’argentique au numérique. Une photographie de son père, un photomontage montrant l’artiste en compagnie des Spice Girls, les portraits composites de l’eugéniste Francis Galton ou les pratiques contemporaines du portrait de synthèse : les images forment toujours la base du propos de Fontcuberta, qui raisonne par induction. Dans les dix-sept courts textes qui forment le recueil, et dont six sont des inédits, l’artiste aborde les questions qui sont au coeur de ses oeuvres et de ses réflexions depuis le début de sa carrière. De quelle sorte de vérité la photographie est-elle porteuse et que cela signifie-t-il pour notre culture ?
Depuis les années 1990, selon Fontcuberta, nous vivons dans une période de transition de régime de vérité visuelle liée à l’avènement des technologies numériques. Tout au long de l’ouvrage, l’artiste le répète : « It is hard to say whether the new ‘photography’, postphotography, will save or condemn the old photography, but it certainly puts us in a convenient position from which to Xray the world we are in » (p. 8). Il ne fait cependant aucun doute pour lui que le numérique transforme durablement la photographie dans trois de ses aspects fondamentaux : la réception, le geste photographique et le rapport à la vérité.
Avec l’avènement du numérique, ce sont non plus seulement les spécialistes, mais aussi le public en général qui se mettent à douter de la véracité des images photographiques. Les manipulations sont perçues non seulement comme inévitables, mais aussi comme une partie intégrante du processus photographique. En gestion de l’image publique, elles sont même devenues la norme, et de nombreux types de réalités (particulièrement les portraits de personnalités connues) passent toujours par ce filtre, si bien que l’expérience des images supplante la vision directe de l’objet. Ainsi, les images s’inscrivent dans leur référent (plutôt que l’inverse) et elles en deviennent une part essentielle : « [T]here are no longer facts devoid of an image, nor can the phases of documentation and the transmission of the graphic document be dissociated from the event as such » (p. 27).
Certes, reconnaît Fontcuberta, les manipulations de l’image sont possibles depuis l’invention du médium. Mais l’ordinateur, en les mettant à la portée de tous, les rend omniprésentes. Ce changement d’échelle, loin d’être uniquement quantitatif, façonne en profondeur notre rapport à la photographie : « In other words, the difference in the protocol we establish with the digital image does not derive from the technical capabilities of those processes or of the people who use them, but from a new critical awareness on the part of the viewer. What is truly revolutionary, then, is the paradigm shift in our reception of images » (p. 62). Cette nouvelle forme de réception ne repose plus sur le rapport indexical du référent à l’image, puisque celui-ci est devenu incertain. Plutôt que de permettre de vérifier l’état du réel, la photographie « désindexicalisée » (p. 61) contribue désormais à le construire, à l’instar des autres formes de discours fictionnels.
Ce déplacement dans la réception de la photographie n’est pas sans conséquences sur la pratique du médium, sur le geste photographique lui-même. La plupart des images, aujourd’hui, sont prises par les adolescents, grâce à l’accessibilité des appareils photo offerte par les téléphones cellulaires. Or, pour eux, les photographies ne servent pas à commémorer des événements spéciaux ; autrement dit, tout événement est devenu digne d’être commémoré, si bien que la prise et le partage des images s’inscrivent dans un nouveau mode de communication qui a cours sur les réseaux sociaux. « Photographs are no longer taken to preserve a memory, or to be kept. They are more like exclamations of vitality, extensions of our experiences that are transmitted » (p. 27). Ici, plus que l’image, c’est donc le geste photographique qui importe. La prise de l’image elle-même permet au photographe de s’inscrire dans le monde parce qu’il s’inscrit dans la photographie. Par la suite, son partage constitue une marque publique de présence, qui devient par le fait même une preuve d’existence.
Par ailleurs, l’instauration d’un mode de communication par le partage des photographies permet l’émergence d’un langage commun plus largement compris, au-delà des frontières culturelles et linguistiques. Constamment partagées pour sombrer aussitôt dans l’oubli, les photographies ne sont ainsi plus seulement liées à la mort, comme l’ont affirmé Kracauer et Barthes, mais deviennent aussi l’expression d’un souffle, d’une énergie vitale collectivement ressentie.
En même temps qu’elles sont l’expression d’une grande vitalité, les photographies partagées construisent une représentation de soi toujours fondée sur la réalité, mais utilisant les codes de la photographie pour se mettre en valeur : c’est une création fictionnelle à la frontière de la réalité. Ce n’est là qu’un exemple de la manière dont l’avènement du numérique transforme le rapport à la vérité de l’image photographique.
Si, jusqu’à maintenant, l’histoire de la photographie a été plus intéressée par la mémoire que par l’esthétique, par la capacité d’enregistrement que par la puissance créative, cela est en train de changer. Par ses écrits, Fontcuberta influence notre perspective sur l’histoire du médium en insistant sur les pratiques photographiques qui jouent avec la réalité, et qui appartiennent davantage à une histoire de la curiosité et du spectacle qu’à celle de la mémoire qu’elles remettent en question. Il n’y a plus de véritable frontière entre réalité et fiction, et c’est ce qui entraîne un changement de régime de vérité en photographie. L’histoire que raconte Fontcuberta dans Pandora’s Camera est celle d’une transformation : « [H]ow image became story, how photography threw off the shackles of description to attain another condition, that of narrativity » (p. 109).
« Photography came into being with a dual nature, notarial and speculative, both register and fiction » (p. 110). Si la première catégorie, associée à l’enregistrement, au document, à la mémoire, a dominé la première histoire de la photographie, on reconnaît désormais de plus en plus à la seconde la place importante qu’elle a occupé depuis l’invention du médium. Le numérique, autrement dit, change la perception du médium et fait prendre conscience de cette autre histoire de la photographie, liée non pas à sa capacité d’enregistrement, mais à sa capacité de créer le document, d’inventer la réalité.
Dans son ouvrage, Fontcuberta se livre à une entreprise risquée : faire le catalogue des directions que la photographie est en train de prendre. Tout travail prospectif d’interprétation générale offre forcément le flanc à la critique, et le lecteur ne peut s’empêcher de penser aux nuances qu’il aurait été possible de faire. Néanmoins, il faut reconnaître la rigueur et l’intelligence avec lesquelles Fontcuberta mène ce travail de réflexion nécessaire. Nous vivons présentement un changement de régime médiatique comparable à celui des années 1920, qui ont vu la naissance de la culture de masse avec la radio, les grands studios de cinéma et la presse illustrée. Du moins en ce qui concerne l’imprimé, ce furent les artistes et les typographes d’avant-garde qui inventèrent le nouveau langage visuel des industries culturelles. C’est la même entreprise, aujourd’hui, que tente Fontcuberta, quoique sur un ton moins péremptoire : montrer toutes les directions empruntées par les artistes comme autant d’explorations de futurs encore possibles. Lesquels prévaudront, nous ne le savons pas encore. Mais il est certain que ces expérimentations ne resteront pas lettre morte.
Samuel Gaudreau-Lalande est historien de l’art. Il est chargé de cours et doctorant à l’Université Concordia. Ses recherches portent sur le rôle de la photographie de propagande dans la modernisation du Québec.