Musée d’art contemporain de Montréal
Du 5 février au 10 mai 2015
L’austérité du regard
Par Vincent Brault
À Istanbul, Sophie Calle a rencontré des aveugles qui, pour la plupart, ont perdu subitement la vue. Elle leur a demandé de décrire la dernière chose qu’ils ont vue. Cela tient généralement en quelques lignes. Quelques lignes qui couvrent le haut d’une feuille blanche ordinaire, huit et demie par onze. Je m’attendais, bien naïvement, à ce que soit décrit quelque chose de beau, un coucher de soleil, le visage d’un homme ou d’une femme. Mais on ne devient pas aveugle en regardant la mer ou en faisant l’amour. La dernière chose que ces aveugles ont vue, c’est toujours l’accident qui leur a enlevé la vue.
Dans la salle d’exposition, je me suis ressouvenu de l’opération que j’ai subie aux yeux il y a quatre ans. Une opération banale qui consiste à corriger la vision au laser. Le chirurgien a ciselé une fine languette dans ma cornée, qu’il a délicatement soulevée. Il a ensuite taillé au laser la surface sous la languette. Puis il a tout remis en place. Une intervention de trois minutes seulement.
Mais quand je suis sorti après l’opération, la cornée de mon œil gauche s’est décollée. Ça a fait un bruit visqueux dont je me souviendrai toujours. J’ai fermé les paupières et les ai couvertes de mes mains. J’ai appelé mon père qui était là, dans la salle d’attente. Il est tout de suite allé chercher une infirmière, qui m’a entraîné dans une pièce toute noire.
J’ai pleuré en lisant les descriptions rapportées par Sophie Calle. Si j’étais devenu aveugle, ma dernière image aurait été celle de la lumière rouge du laser. Une seule phrase aurait été inscrite en haut de la page blanche, et mon portrait serait apparu parmi ceux de ces aveugles, sobrement accroché au mur, mon regard disparu, objectivé, absent.
Les descriptions auraient pu être imprimées sur de simples cartons d’exposition ajustés à la longueur du texte, mais Calle a voulu qu’on ressente le manque. La cécité comme retrait et non comme opacité. On s’imagine parfois celui ou celle qui ne voit pas comme voyant noir. Mais voir noir c’est toujours voir.
Les espaces vides qui parsèment l’exposition nous invitent à réfléchir à ce qui échappe à la vue. La dernière image dont ces aveugles se souviennent est si puissante qu’elle réussit à effacer toutes les autres. Il ne reste la trace que d’une absence, une ombre, comme celle que laisse le vieux cadre qu’on enlève du mur.
Le deuxième espace d’exposition répond au premier. Sophie Calle a rencontré des hommes et des femmes qui sont nés aveugles. Elle leur a demandé quelle était pour eux l’image de la beauté. Le premier à qui elle a posé la question lui a parlé de « la mer à perte de vue ». Alors, toujours à Istanbul, Calle amené à la mer des gens–des voyants – qui ne l’avaient jamais vue. Elle a filmé leur première fois.
Une dizaine d’écrans suspendus dans une grande pièce. Sur chacun d’eux, on peut voir quelqu’un de dos qui regarde la mer. Cela dure quelques minutes. Puis celui ou celle qu’on filme se retourne tout simplement face à la caméra. Et ce qu’on voit… ce sont des hommes et des femmes de trente, quarante, cinquante ou soixante ans, qui sourient, qui pleurent, qui ont l’air absent ou ahuri. Et ce qui frappe, c’est non pas tellement ces regards tristes, heureux ou étonnés, mais plutôt que des gens aient pu vivre aussi près de la mer, à Istanbul, sans jamais réussir à s’offrir une heure de liberté pour aller voir le ciel et les vagues s’embrasser.
Je ne considère évidemment pas le fait de voir la mer comme une nécessité absolue, mais que des centaines, que des milliers, que des millions de personnes en ce monde n’aient jamais l’occasion d’aller voir la mer… c’est malgré tout terrifiant. Ce que les images de Calle dévoilent, l’air de rien, c’est la force de destruction symbolique que le capitalisme exerce sur le regard. Parce qu’il enferme tout un pan de l’humanité dans le travail, le capitalisme coupe la vue à des millions de personnes. Et c’est une véritable austérité du regard qui s’installe, austérité que l’œuvre de Calle tente de montrer. Et c’est en la montrant que l’horizon risque de s’ouvrir, comme pour ces gens que Calle a menés à la mer. Ce qui apparaît dans cette salle comme dans la première, c’est non pas ce qui se montre mais ce qui se voile : les millions de gens que Calle n’a pas menés à la mer et qui, peut-être, resteront aveugles à l’océan pour toujours.
Pour la dernière et pour la première fois se situe à la frontière du visible et de l’invisible, en ne révélant que ce qui se retire, en ne retirant que ce qui se donne. C’est la raison pour laquelle cette exposition de Sophie Calle est si puissante, parce qu’elle ouvre le regard sur ce qui n’apparaît pas, sur ce qui nous échappe. Et c’est la seule manière de montrer, la seule manière qui n’enferme pas le sujet en lui-même, qui l’ouvre plutôt sur l’autre. L’autre, cet horizon impossible à atteindre mais vers lequel, sans peur et sans retenue, il faut se lancer.
Vincent Brault est né à Montréal en 1978. Il écrit pour différentes revues d’art et de littérature. Des essais, des nouvelles, des récits. Son premier roman, Le cadavre de Kowalski, est paru en 2015 aux éditions Héliotrope. « Le paradoxe déambulant », un essai d’ontologie zombiesque, est paru la même année dans le collectif Z pour Zombie aux Presses de l’Université de Montréal. L’auteur enseigne par ailleurs la philosophie au cégep. Il s’intéresse au confucianisme et donne régulièrement des conférences sur Schopenhauer.