Wiels, Centre d’art contemporain, Bruxelles
Du 9 octobre 2015 au 10 janvier 2016
Par Érika Wicky
La première grande exposition solo en Belgique de l’artiste vancouvérois Stan Douglas occupe trois étages du Wiels, monumental centre d’art contemporain installé dans une ancienne brasserie bruxelloise. Cet espace, les œuvres peinent un peu à le remplir malgré le format des deux installations vidéo et des trois séries de photographies présentées. Le titre de l’exposition, Interregnum, est un mot emprunté au latin en passant par la langue anglaise qui désigne un moment de transition politique et, ici, un entre-deux dans lequel l’artiste situe les différents possibles de l’histoire. En effet, c’est en mêlant fiction (romanesque ou cinématographique) et événements historiques documentés que ces œuvres produites entre 2008 et 2015 revisitent des moments de l’histoire du XXe siècle, soulignant la subjectivité des points de vue et les faiblesses du traitement médiatique.
Trois des oeuvres présentées (Secret Agent, Disco Angola et Luanda-Kinshasa) sont simultanément exposées au Museu Colecção Berardo (Lisbonne) jusqu’en février. D’ailleurs, le titre de la vidéo Secret Agent (2015) est emprunté à un roman de Joseph Conrad dont le propos, initialement situé à la fin du xixe siècle, est transposé dans une des périodes les plus incertaines de l’histoire portugaise : les mois suivant la révolution des oeillets (25 avril 1974) qui, dans le contexte de la guerre froide, venait de transformer l’avenir du pays en mettant fin à la dictature salazariste et donc aux guerres de décolonisation. Ce film, qui a été réalisé à Lisbonne quelques mois avant sa présentation, constitue le point d’orgue de l’exposition. Fragmentée sur six écrans, la narration filmique donne au spectateur, situé au centre du dispositif, des informations que le personnage principal ne détient pas, mais le laisse aussi dans le doute, au fil des ellipses. Outre cette rupture de l’enchaînement logique des causes et des conséquences, de nombreux éléments alimentent la suspicion du spectateur quant à ce récit projeté en boucle dont la durée, non précisée, contribue à troubler la saisie du temps et de la chronologie.
Faisant également référence à cette période de l’histoire portugaise, Disco Angola (2012) est une série de huit photographies évoquant deux événements fort distincts quoique contemporains l’un de l’autre : l’émergence de la scène disco à New York et l’indépendance de l’Angola. Chaque période fait l’objet de quatre photographies dont la mise en scène très affirmée contraste avec la référence au photojournalisme. Les liens qui se tissent entre les images de la série que l’accrochage alterne suggèrent des rapprochements entre ces deux moments de libération, témoins de l’émergence d’utopies. Dans Luanda-Kinshasa (2013), vidéo dont certains éléments ne sont pas sans rappeler le film de Godard Sympathy for the Devil (1968), on peut aussi percevoir l’expression de la nostalgie de l’artiste pour les utopies révolues des années 1970. Pour cette vidéo de six heures, diffusée en boucle, l’artiste a créé une réplique d’un mythique studio d’enregistrement new-yorkais au sein duquel se déroule une séance d’enregistrement fictive. Creuset d’un pluralisme culturel et soutien aux luttes d’émancipation, la musique réunit les individus et les styles dans ce moment recréé.
Les dernières séries s’articulent de manière nettement moins souple avec les trois premières œuvres et introduisent un décalage avec la cohérence thématique et esthétique des œuvres précédentes. La série Crowds and Riots (2008) n’en est pas moins fascinante. Ces quatre photographies mettent en scène des reconstitutions très travaillées de moments (essentiellement des conflits entre la population et la police) qui ont marqué l’histoire de Vancouver entre 1912 et 1971. Là encore, les costumes et les décors ont fait l’objet de recherches approfondies.
L’omniprésence de détails historiques, bouleversant les rapports d’échelle entre l’anecdote et la grande histoire, capte l’attention du spectateur qui peine à saisir la logique des interactions complexes entre les personnages. Situées, elles aussi, dans le passé de Vancouver, les deux photographies Hogan’s Alley et The Second Hotel Vancouver, réalisées en 2014, mettent en scène l’histoire de la ville dans les années d’après-guerre, convoquant l’esthétique des films noirs de cette période. Faisant référence aux années 1940-1950 et à la grande époque du photojournalisme telle qu’elle est in-carnée par Weegee, la série Midcentury Studio (2010-2011), enfin, regroupe des photographies en noir et blanc à l’atmosphère inquiétante qui ménagent aussi une place importante à la nostalgie du modernisme, à travers les allusions récurrentes à l’influence des découvertes formelles des avant-gardes artistiques.
Inspirées d’une grande variété d’éléments culturels à l’esthétique datée, les mises en scène de l’histoire culturelle et événementielle du XXe siècle par Stan Douglas soulignent à quel point, malgré la confiance que l’on peut encore lui accorder, l’image photographique doit être aujourd’hui systématiquement frappée de soupçon et combien l’histoire, fondamentalement anachronique, est sans cesse rejouée et représentée.
Docteure en histoire de l’art (Université de Montréal), Érika Wicky est actuellement chargée de recherches (FNRS/Université de Liège) en Belgique, où elle se consacre à l’étude des écrits du xixe siècle sur l’art et la photographie. Tiré de sa thèse, un ouvrage intitulé Les paradoxes du détail. Voir, savoir, représenter à l’ère de la photographie vient de paraître aux Presses universitaires de Rennes (collection « Æsthetica »).