Par Jill Glessing
Outsiders: American Photography and Film, 1950s–1980s
Art Gallery of Ontario
Curators: Sophie Hackett and Jim Shedden
Le titre sous lequel sont rassemblées les œuvres iconoclastes d’Outsiders: American Photography and Film, 1950s–1980s1 mérite qu’on s’y attarde. Le sens du mot « outside » (à l’extérieur) est indissociable de celui de son partenaire sémiotique, « inside » (à l’intérieur). Cependant, à mesure que le tandem se répond dans l’exposition, leurs frontières s’estompent, révélant la nature changeante de ce qui est accepté, recherché, marginalisé ou exclu.
Le fait que ces outsiders – ces travestis, drogués et démunis – investissent par l’entremise de la photographie documentaire et du film expérimental des murs habituellement réservés aux expositions à succès est le signe d’une révolution, du moins dans le monde de l’art. La valeur croissante de la photographie et du film aux yeux des collectionneurs semble indiquer que la lutte historique pour la reconnaissance de ces humbles médiums mécaniques est enfin terminée. Au cœur de ces œuvres se manifestent des conflits dialectiques qui, tout en ayant fait progresser l’histoire sociale et artistique, leur a permis de se voir accorder aujourd’hui le statut d’œuvre d’art.
Deux artistes en particulier – Diane Arbus et Garry Winogrand – ont précipité ce processus lorsque, en 1967, leurs oeuvres furent présentées au MoMA dans l’exposition New Documents. Selon le commissaire, John Szarkowski, leur travail représentait un tournant par rapport à la photographie sociale et au photoreportage popularisés respectivement par la Farm Security Administration (FSA) et le magazine LIFE. Humanistes et didactiques, ces approches appelaient le changement social et offraient une source de divertissement aux consommateurs de médias de masse.
La production de la « nouvelle génération de photographes documentaires » se rapprochait quant à elle davantage de la tradition européenne de la photographie de rue, une pratique que ses membres avaient adoptée à la suite du grand coup porté par Robert Frank à la culture américaine d’après-guerre. Comme Henri Cartier-Bresson, son prédécesseur dans la quête de l’« instant décisif », Garry Winogrand dansait parmi les foules, mais ses images montraient l’aliénation sociale et la misère plutôt que d’attachantes tranches de vie. Ces nouveaux documentaristes, qui amorçaient leur carrière à l’époque où le vernis de la prospérité américaine commençait à se craqueler, décrivaient la réalité d’un monde de plus en plus étrange, guidés surtout par leurs obsessions personnelles. Si leurs sujets marginalisés fascinent les spectateurs plus conventionnels, leurs propres motivations sont également intéressantes. Leur entrée dans le champ du documentaire est venue confirmer la dimension construite de la photographie et remettre en cause sa valeur de vérité.
Tout comme Winogrand, Diane Arbus trouvait ses sujets dans les rues de New York. Cependant, tandis que les sujets du photographe hyperactif semblent ignorer sa présence, les étranges personnages qu’Arbus observe avec une intensité déconcertante lui rendent son regard sans détour. Une image de Winogrand la montre ici en action, serrant entre les dents une fleur, peut-être offerte par le pacifiste qu’elle est résolue à photographier.
Arbus ancre ses sujets excentriques dans de solides compositions. Le style d’éclairage ajoute au mystère : dans certaines images, la lumière crue du flash suggère une perspective critique, alors que, dans d’autres photos, la lumière danse autour des sujets. Un soleil oblique caresse les nains de Russian Midget Friends (1963) dans leur logis douillet. Une autre scène d’intérieur, baignée d’une lumière matinale angélique, nous montre une femme d’âge mûr assise d’un air distingué sur le bord d’un canapé, tandis que son mari est enfoncé dans son fauteuil. Ils ont l’air parfaitement normal, si ce n’est leur absence de vêtements.
Parmi les créatures bizarres qui intéressaient Arbus figurent des géants, des travestis, les perdants dégoulinants de salive d’un Diaper Derby et des jumeaux étranges. Ses gestes photographiques sont peut-être des interrogations : « Comment survivez-vous ici ? Puis-je vous rejoindre dans votre exil ? » Son regard profondément attentif sur Jack Dracula (1961) révèle un corps recouvert de tatouages couché dans l’herbe. Parfois, c’était Arbus qui créait l’étrangeté : dans Child with a toy hand grenade (1962), le petit garçon qui serre dans sa main une réplique de grenade semble fou, alors qu’il a l’air normal dans les vues qu’elle a rejetées.
La section consacrée à Arbus se conclut par des photographies de ses derniers sujets : les pensionnaires de résidences pour personnes souffrant d’un handicap mental. Repoussés aux confins de la normalité, ils incarnent pleinement la joie et la liberté. Ici, un groupe costumé marchant main dans la main au flanc d’une colline, portant chemises de nuit et masques de pirate, baigne dans la chaude lumière du couchant.
En introduction à ses œuvres se trouve cette citation d’Arbus : « La plupart des gens passent leur vie à redouter une expérience traumatisante. Les gens anormaux sont nés avec leur traumatisme. Leur initiation a déjà eu lieu. Ce sont des aristocrates2. » Elle écrivait à propos de ses derniers sujets : « J’ai ENFIN trouvé ce que je cherchais3. »
Si Arbus est l’âme d’Outsiders, Winogrand en occupe le centre chaotique. Ses tirages noir et blanc, en petit format pour la plupart, paraissent minuscules par rapport à l’échelle de la galerie principale. L’effet est atténué par leur disposition en grille : trois rangées superposées le long d’un vaste mur. C’est la récente acquisition de 443 tirages de Winogrand qui a incité le musée à organiser cette exposition. Nous découvrons ici un assortiment d’une centaine d’images provenant des quelque 20 000 rouleaux de pellicule accumulés par l’artiste durant sa brève existence.
Winogrand écumait les cercles huppés de l’art de même que les bas-fonds, immortalisant aussi bien les gens ordinaires que les célébrités, dans les parcs, les manifestations, les salles de banquet et les affrontements politiques. Ses photographies saisissent ces échanges maladroits entre inconnus dans les lieux publics. Dans Central Park (1971), les membres d’une famille nucléaire dont les fils portent des chapeaux de cow-boys se tiennent debout, en rang. Ils semblent fixer un groupe de hippies allongés sur le sol, comme s’il s’agissait d’extraterrestres. Dans d’autres photographies, des mondaines aux allures de hippies se dévergondent dans les galas des musées, sans pour autant sortir de leur isolement.
Les photographies de Winogrand au zoo de Central Park soulignent avec une acuité particulière l’aliénation et l’absurdité de la vie contemporaine. Une famille contemple un bassin depuis la balustrade, tandis que les yeux tristes d’un morse, émergeant de l’eau, regardent vers l’objectif. Dans ces confrontations solitaires, regardeurs et regardés sont séparés par un fossé infranchissable.
Une autre acquisition du musée a également inspiré les commissaires : des photographies vernaculaires réalisées par les visiteurs de la Casa Susana, une propriété située dans le nord de l’État de New York, où des travestis s’adonnaient librement à leurs délits vestimentaires. Leurs clichés se démarquent uniquement par leur attention aux détails magiques des vêtements qui transforment un « lui » en « elle ».
Les spectateurs deviennent des « outsiders » lorsqu’ils sont confrontés à l’univers intime de la photographe Nan Goldin, un monde de fêtes, de sexe et de drogue à l’époque de l’apogée du punk (puis de son déclin lié au SIDA). Ses photographies aux couleurs saturées – comme cette image en couverture de son livre Ballad of Sexual Dependency (1986), montrant Goldin et son compagnon morose sur un lit, baignés d’une lumière orange foncé – sont présentées en même temps que la projection du diaporama éponyme. Regroupées par thèmes et accompagnées de chansons évocatrices de cette époque, ces images d’amis ayant vécu une vie intense composent un témoignage poignant. L’art de Goldin invite les voyeurs à partager sa nostalgie et ses deuils.
Grâce à ces œuvres et à d’autres encore – les photographies du Chicago Outlaw Motorcycle Club de Danny Lyon ; le film d’avant-garde délicieusement subversif de Kenneth Anger Scorpio Rising (1964) ; l’exubérante et trépidante création filmique de Marie Menken Go! Go! Go! (1964) –, l’exposition résonne du fracas des frontières qui s’effondrent.
Traduit par Emmanuelle Bouet
2 Louis A. Sass, « “Hyped on Clarity”: Diane Arbus and the Postmodern Condition », Raritan, vol. 25, no 1 (été 2005), p. 1-37.
3 Texte de salle, Outsiders, Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto.
Sophie Hackett est conservatrice adjointe de la photographie et Jim Shedden est responsable des publications au Musée des beaux-arts de l’Ontario. Jill Glessing enseigne à la Ryerson University, et écrit sur l’art et la culture visuelle.