Par Robert Evans
Avec Études (for Marconi), une série de photographies au contenu en apparence plutôt simple, Robert Bean poursuit ses recherches sur le thème de l’obsolescence et sur ses multiples rapports avec les concepts étonnamment malléables de passé, de présent et d’avenir, ainsi que sur les effets de ces interactions. Chacune des images de la série est dominée par une composition bidimensionnelle où des entrecroisements de fils et d’oiseaux dessinent une partition savante sur un arrière-plan de ciel. L’entrée dans l’espace pictural est difficile ; le regard du spectateur est retenu à la surface par le jeu du motif, du rythme et de la répétition. Cependant, malgré la présence marquée d’éléments graphiques, la série ne constitue pas pour autant un retrait formaliste du quotidien. Ces images riches et fascinantes sont ouvertes à de nombreuses lectures et interprétations fécondes, certaines éclairées par les déclarations de Bean sur son œuvre, d’autres par une histoire du regard et par la promesse souvent frustrante des images photographiques. Les considérations proposées ici invitent à de plus amples discussions et, comme les photographies de Bean, sont destinées à susciter une réflexion sur les images, sans imposer d’interprétations.
Robert Bean, qui est professeur au Département des arts médiatiques du Nova Scotia College of Art and Design, explore depuis une décennie le thème de l’obsolescence, produisant des séries et des oeuvres telles que Metamorphosis, Verbatim ou Equations, qui abordent chacune des objets, des artefacts et des procédés qui ne sont plus viables, utiles ni courants dans notre monde contemporain hyper-connecté. Son projet sur les manuscrits du théoricien des médias Marshall McLuhan, Illuminated Manuscripts, invoque la nouvelle forme de nostalgie suscitée par les textes écrits sur papier ainsi que la perméabilité visuelle des médiums analogiques à deux faces. (L’écran numérique est foncièrement et physiquement unilatéral : même les images transparentes produites par interface gestuelle dans le film futuriste Minority Report, tourné il y a quinze ans, ne sont essentiellement lisibles que d’un seul côté). La production récente de Bean est grandement axée sur des oeuvres à la fois rétrospectives et anticipatoires se situant à un noeud topologique où les fils du passé, du présent et de l’avenir sont étroitement entrelacés et impossibles à démêler. En effet, sa série Equations explore de manière littérale d’anciens modèles physiques de noeuds mathématiques qui ont depuis longtemps été remplacés par la modélisation informatique et qui sont désormais conservés dans un musée. Leur rôle est passé de celui d’outils de visualisation puissants et éloquents à celui d’exemples désuets et presque artisanaux de la façon dont l’on procédait avant que tout le monde ne se promène avec de puissants ordinateurs de poche appelés « téléphones ».
Les discussions sur la « valeur de vérité » de la photographie peuvent paraître démodées en 2016 – avons-nous encore foi dans les photographies ; cette foi a-t-elle déjà été justifiée ? – mais le fait d’élaborer progressivement une oeuvre qui sera finalement imprimée et exposée dans des lieux particuliers tels que les galeries d’art renvoie à une époque où les photographies étaient résolument considérées comme des emblèmes de « ce qui a été », pour reprendre la fameuse formule de Roland Barthes dans son enquête sur l’ontologie de la photographie1. Le pouvoir référentiel de la photographie, son statut de document, a été démantelé par la théorie critique, tandis que sa version numérique contemporaine est désormais élevée au rang de médium reconnu dans le domaine de la création et de l’expression artistiques. Mais malgré le triomphe des capteurs numériques sur les sels d’argent photosensibles, la transition entre ces deux incarnations de la photographie a été relativement facile. Nous avons encore tendance à lire les photographies comme des photographies. Le naturalisme apparent, même lorsqu’il est fantastique ou surréaliste, est à mon avis l’une des raisons qui expliquent ce phénomène. Mais cela peut évidemment mener à une définition tautologique et frustrante : les photographies sont des photographies parce que nous les considérons comme telles.
La série Études (for Marconi) contient de multiples grilles, visibles à la fois dans les images et dans leur structure implicite. Les fils électriques créent une pseudo-structure qui offre une promesse d’organisation et de communication dans un ciel largement ouvert. Mais ils ne parviennent généralement pas à organiser les oiseaux en un ensemble logique de données. Nombre de ces oiseaux sont des intrus qui créent du bruit et des interférences à l’intérieur et à l’extérieur des matrices asymétriques. Ils sont erratiques, comme l’était la photographie argentique, où le grain pouvait être inégal, où la loi de la réciprocité pouvait échouer et où la répétition ne donnait pas nécessairement de résultats comparables. Aujourd’hui, les photographies constituent (et peut-être ont-elles toujours constitué) des données. Chaque octet d’information dans une image numérique représente une petite portion bien définie de l’image globale. Chaque pixel est distinct et séparé des pixels adjacents. La structure sous-jacente est rationnelle et reproductible.
Les photographies de Bean, tout en étant des créations numériques, évoquent celles du premier siècle d’existence du médium. Au xixe siècle, des nuages dramatiques étaient souvent ajoutés lors du tirage des négatifs au collodion, dont le ciel surexposé était dépourvu de détails. Les émulsions photographiques disponibles entre le milieu et la fin des années 1800 n’étaient pas aussi sensibles à toutes les variations du spectre lumineux que les pellicules panchromatiques aux halogénures d’argent utilisées par la suite ou les capteurs numériques d’aujourd’hui. Ces émulsions étaient plus sensibles au bleu qu’au rouge ; un second négatif était donc superposé au premier afin que le ciel comporte les détails attendus. (Voir par exemple les saisissantes scènes marines de Gustave Le Gray.) L’obsolescence du collodion n’était qu’une question de temps. En fait, puisque la photographie se voulait un miroir de la nature, le collodion était obsolète dès ses débuts.
Dans Études (for Marconi) no 1, le ciel possède une présence similaire. Bien plus qu’un arrière-plan, c’est un élément à part entière qui recèle sa propre histoire. Il fait concurrence aux fils électriques et aux oiseaux au travers d’un écran presque impénétrable : les câbles dessinent une partition musicale où les oiseaux sont des notes en vol libre dans une étude très ardue. Qu’il ait ou non été ajouté ou modifié, ce ciel semble appartenir à d’autres temps, à d’autres lieux ; il s’avance, insistant, vers le premier plan et tente de dominer l’image. Les trois éléments – ciel, oiseaux et fils – sont ici dans leur configuration la plus malaisée, chacun luttant pour dominer l’espace et retenir notre attention, pendant que nous tentons de parvenir à une conclusion ou, du moins, à une interprétation plausible.
Les photographies de Bean nous obligent à regarder vers le ciel, sans nous donner d’horizon qui nous permettrait d’entrer dans l’image. Historiquement, le regardeur s’est d’abord trouvé au niveau du sol, levant les yeux vers le sommet d’une montagne ; puis il s’est élevé vers les hauteurs, pour regarder la vallée qui s’étendait à ses pieds. Il a ainsi évolué d’une position de désir et de nostalgie à une position de connaissance, souvent associée aux Lumières. La vue aérienne offre une perception globale, révélatrice et souvent synonyme de pouvoir ; elle permet à l’observateur de voir les différents aspects d’un tout les uns par rapport aux autres et lui procure un sentiment de maîtrise. La vue en contre-plongée implique, au contraire, que l’on contemple d’en bas des hauteurs souvent sacrées. Bean fait peut-être référence à ce point de vue lorsqu’il écrit, en présentant sa démarche artistique, que ses Études (for Marconi) « explorent les liens allégoriques entre la technologie et la divination ».
À un autre moment dans l’histoire des arts visuels, nous aurions peut-être été tentés de lire ces images et leurs ciels à la lumière des photographies de nuages (ou de leurs « équivalents ») réalisées par Alfred Stieglitz. Leur atmosphère est dramatique et, comme les photos de Bean, elles sont dépourvues d’horizon, ce qui laissait le regardeur flotter sans être rattaché à un lieu particulier. Les images de Stieglitz sont liées aux débuts du modernisme, qui était encore largement influencé par les approches symbolistes. Selon Bean, cependant, ses propres œuvres sont basées sur sa fascination pour l’obsolescence technologique et la nature de la photographie, non sur des théories de l’art expressives, symboliques ou formelles.
Certaines photographies de la série Études (for Marconi) ont été prises près de Sackville, au Nouveau-Brunswick, sur le site de l’émetteur international de Radio-Canada, aujourd’hui démonté. Quiconque s’est déjà trouvé sur la route Transcanadienne à la hauteur de Sackville au cours de la seconde moitié du xxe siècle se souvient sans doute de cette étrange collection d’antennes, de fils électriques et de haubans le long de la route, qui évoquait les expériences effectuées par Guglielmo Marconi au début du xxe siècle. La structure fut finalement démantelée en 2014, un ou deux ans après que Radio-Canada eut mis fin aux transmissions en ondes courtes. Barthes nous rappelle que la photographie est fondée sur la perte. Toute photographie annonce la fin de quelque chose ou, à un niveau plus profond, de quelqu’un. Dès qu’elle est prise ou composée, elle possède, comme le souligne Barthes, un « futur antérieur » par rapport au présent, puisque nous sommes en mesure de savoir ce qu’il advient ensuite ; nous connaissons l’avenir de cette image2. Et ce n’est pas seulement l’avenir de ces fils électriques qui est en jeu : nous connaissons aussi l’avenir de toutes les technologies de radiodiffusion et de télédiffusion de masse, à mesure que nos existences numériques sans fil deviennent de plus en plus compartimentées et séparées.
C’est d’ailleurs l’argument de Barthes que Bean cite au sujet de ces images, lorsqu’il compare les photographes à des augures et des devins. Des cieux emplis d’oiseaux, matériau brut dont les augures tiraient leurs prédictions, nous servent ici d’indices pour deviner l’avenir. Des oiseaux de proie frôlent en piqué des volées d’oiseaux plus petits ; des oies et des hélicoptères – un nouveau modèle de volatile adapté au xxe siècle – volent dans des directions opposées ; de petits oiseaux sont perchés sur les lignes à haute tension, tandis que des traînées de condensation signalent le passage d’avions invisibles. La disposition des oiseaux dans ces images semble correspondre à un motif déterminé qui suggère un futur latent. Les signes sont sans doute clairs, mais sans l’expertise des voyants, l’avenir reste un mystère. S’il était déchiffrable, ce ne serait plus l’avenir, « ce serait déjà, selon les termes de Jacques Derrida, un lendemain prévisible, calculable et programmable3 ».
Contrairement au futur, le passé est facilement décelable dans le présent, notamment dans cette affliction étrangement moderne : la nostalgie des époques révolues. La photographie est depuis cent soixante-dix ans un catalyseur de nostalgie, fonctionnant à la manière d’un aide-mémoire qui conserve une trace des personnes, des lieux et des choses. Aujourd’hui, cette pulsion nostalgique s’exprime dans les photographies personnelles – héritage de la compagnie Kodak, aujourd’hui obsolète – et chez les photographes qui montent des portfolios d’images de bâtiments en ruine ou d’endroits à l’abandon. Les ruines, en particulier, sont souvent dépeintes à un stade de délabrement avancé où la nature reprend ses droits sur la culture, rappelant la gloire passée – ou la folie passée – d’une société. Comme le note Andreas Huyssen, « la ruine conserve des résidus d’un passé qui reste néanmoins inaccessible, les ruines devenant ainsi un vecteur de nostalgie particulièrement puissant4 ». Mais ce passé est toujours déjà perdu. Il n’a jamais existé, du moins pas tel que nous l’imaginons dans nos rêveries nostalgiques.
Dans le même registre, les assemblages de fils électriques de Bean dénotent une époque où l’iconographie de la technologie était plus industrielle et moins virtuelle. Le secret invisible de l’activité technologique sans fil d’aujourd’hui – grâce à laquelle nous pouvons nous déplacer librement comme les oiseaux dans ces images – réside dans les immenses parcs de serveurs alimentés en données et en électricité par des milliers de kilomètres de câbles, un système dont la présence est incontestablement physique et industrielle. Nous voyons peut-être un passé industriel dans les photographies de Bean, mais nous regardons en même temps le présent technologique.
Les Études (for Marconi) de Robert Bean sont des photographies riches en significations, qui offrent un éventail complexe de pistes d’interprétation. Examinées à travers le prisme du passé, du présent et du futur, elles révèlent, simultanément, une réflexion sur l’obsolescence de la technologie, l’avenir de la photographie et leurs présences respectives dans le monde d’aujourd’hui.
Traduit par Emmanuelle Bouet
2 « Je lis en même temps : cela sera et cela a été ; j’observe avec horreur un futur antérieur dont la mort est l’enjeu. » (Ibid., p. 150.)
3 Cité dans un article où Bean reprenait l’idée d’un « avenir monstrueux » évoquée par Derrida : « Posthuman Nostalgia: Remembering the Future as Images », Arts Atlantic, no 72 (2002), p. 20. La phrase originale figure dans « Passages – du traumatisme à la promesse », entretien avec Elisabeth Weber, dans Points de suspension : entretiens, Paris, Galilée, 1992, p. 400.
4 Andreas Huyssen, « Nostalgia for Ruins », Grey Room, no 23 (2006), p. 7.
Robert Evans est un chercheur indépendant qui enseigne et publie essentiellement dans le domaine de la photographie. Il est titulaire d’un doctorat en culture visuelle de l’Institute for Comparative Studies in Literature, Art and Culture de l’Université Carleton. Quand il n’est pas occupé à faire des recherches liées aux panoramas, aux vues aériennes et aux paysages en ruine, il œuvre à titre de consultant pour des musées d’histoire sociale et culturelle.