[Hiver 2017]
Hélène Samson est conservatrice de la collection de photographies du Musée McCord depuis 2006. Elle s’intéresse à la collection de photographies vernaculaires canadiennes et à l’actualisation des archives photographiques du XIXe siècle. Elle vient de diriger une publication produite par le Musée McCord et les éditions Hazan (Paris) sur l’oeuvre du photographe canadien William Notman (1826-1891), en complément de l’exposition Notman, photographe visionnaire présentée au Musée McCord du 4 novembre 2016 au 26 mars 2017.
Une entrevue de Jacques Doyon
JD: Quelle est l’importance du fonds Notman, sa nature, son ampleur ? Quelles ont été les grandes étapes de son inventaire et de sa mise en valeur depuis sa réception par le Musée McCord en 1956 ?
HS: Les archives photographiques du studio Notman à Montréal de 1856 à 1935 ont été acquises par l’Université McGill en 1956 pour en doter le Musée McCord. Ce fonds proprement dit se compose entre autres de 200 000 négatifs sur plaque de verre, de 188 registres de photographies (Picture Books), et de divers documents très riches en information historique comme les registres de clients (Index Books) et des salaires. On estime à 450 000 le nombre de photographies différentes, dont 80 % sont des portraits identifiés. Cela dit, nous parlons actuellement d’une Collection Notman, car nous continuons d’acquérir des photographies et des objets relatifs à William Notman et à son entreprise. Depuis cette grande acquisition, de nombreux dons provenant des descendants du photographe et de collectionneurs ont grandement contribué à enrichir cette collection.Par exemple, le Carnaval de patinage (1870), cette fameuse photographie composite peinte à l’huile qui représente près de 150 personnages à la patinoire Victoria, est un don de Geoffrey Notman, petit-fils de William Notman, en 1965. Il en est de même pour la correspondance familiale, les papiers administratifs et une pléthore de photographies conservés par la famille Notman et offerts au Musée McCord au cours des dernières décennies.
Je vois deux grandes étapes dans l’exploration de cette collection. D’abord l’immense travail de Stanley Triggs, le premier conservateur en poste de 1965 à 1993, qui, pendant trente ans, a étudié les archives du studio et publié ses recherches. On lui doit le remarquable livre Portrait of a Period (1967), qui révélait au public un corpus extraordinaire. Son travail va de pair avec celui de Nora Hague, qui a été la principale catalogueuse des négatifs et des épreuves, de 1965 à 2015. Puis il y a eu le vaste chantier du catalogue numérique et de la numérisation des photographies sous la direction de Nicole Vallières dans les années 1980 et 1990, une entreprise qui se poursuit encore.
JD : Notman, photographe visionnaire est présentée comme la première exposition rétrospective de son travail. Quelle est l’importance de ce projet ? Pourquoi une telle rétrospective n’est-elle possible que maintenant ?
HS : Cette première rétrospective de l’œuvre de Notman permet aux néophytes de le découvrir dans toute son ampleur et de mesurer sa postérité. Elle complète le portrait pour ceux qui ont déjà entendu parler du personnage, mais en ont une idée vague. Les expositions précédentes, comme celle de 1994 sur les photographies composites, s’adressaient aux gens qui connaissaient déjà l’œuvre de Notman. L’exposition actuelle permet à ce public de faire une synthèse de leurs connaissances et de voir tout l’œuvre du point de vue de la modernité.
Cette exposition bilan, si je puis dire, s’appuie sur des années d’analyse du travail de Notman. J’en reviens aux recherches biographiques de Stanley Triggs et à celles des chercheurs qui ont approfondi certains aspects, comme la stéréographie, la documentation du pont Victoria, les portfolios de la boîte en érable (Maple Box) offerts à la reine Victoria, la classification des photographies, etc. Au cours de mes dix années de travail au Musée McCord, je suis montée sur les épaules de ces chercheurs. La synthèse ne pouvait venir qu’après une connaissance détaillée de l’œuvre complet. De plus, la numérisation massive effectuée dans les années 1990, qui a procuré un échantillonnage d’une grande partie de la production du studio, s’est avérée une condition nécessaire à cette vue d’ensemble.
JD : Depuis combien de temps ce projet est-il en préparation ? Quelles ont été les grandes étapes de son développement ? En quoi le 375e anniversaire de la ville de Montréal offre-t-il une occasion choisie de réaliser une telle exposition ?
HS : La décision de réaliser une grande exposition sur Notman remonte à novembre 2012, en vue d’un vernissage en mai 2015. D’entrée de jeu, nous avons décidé de faire voyager l’exposition et de publier un ouvrage de fond. La toute première étape a été un travail intensif qui consistait à plonger dans la collection et à brasser des idées tous azimuts. Le conservateur Bill Ewing a participé à cette étape. Il m’avait déjà approchée en 2007, alors qu’il était encore directeur du Musée de l’Élysée à Lausanne, afin de présenter Notman dans son Musée en Suisse. Son expérience de commissariat en photographie sur la scène internationale était aussi un apport précieux au moment de l’amorce du projet. Au terme de l’exercice, la notion de modernité s’est imposée. Ensuite, sans entrer dans les détails, les grandes étapes ont été le scénario, la scénographie par Mélanie Crespin, la restauration et la production, c’est-à-dire en dernier lieu l’encadrement et les installations. L’exposition et le livre ont évolué ensemble.
En mars 2013, nous avons reporté l’échéance de ces projets à la fin de l’année 2016, afin qu’ils soient en place pour célébrer le début de l’année 2017. Il est apparu évident que le photographe montréalais était la figure idéale pour célébrer les 375 ans de la ville, de même que les 150 ans de la Confédération canadienne. Notman a littéralement composé « l’album de famille » des Montréalais de la seconde moitié du XIXe siècle, une période où la ville a connu son plus grand essor et où le projet de la Confédération canadienne s’est réalisé. Notman est la mémoire visuelle d’une étape fondatrice de l’un et de l’autre.
JD : Quels en étaient les principaux objectifs muséographiques ? Quels défis comportaient-ils, tout particulièrement sur le plan de la sélection et de la mise en valeur des images et des objets ?
HS : Certains objectifs muséographiques ont primé dès le début du projet : présenter la matière originale de la collection, notamment les tirages d’époque sur papier albuminé ; raconter le parcours du photographe avec précision et rigueur ; surtout ne pas recréer une ambiance XIXe siècle. Autrement dit, nous voulions exposer Notman comme un photographe actuel. Ce dernier objectif nous a conduits à employer des dispositifs visuels de notre temps pour mettre en valeur la variété et la qualité des images. Les tirages et les négatifs d’époque côtoient des agrandissements rétroéclairés, des projections, des clips et des catalogues interactifs. Un volume de 450 000 photographies pose évidemment un problème de sélection. Impensable d’avoir une connaissance exhaustive de cette collection. C’est pourquoi il fallait partir des analyses déjà faites et bénéficier de la numérisation d’environ 100 000 photographies qui échantillonnent toute la collection. Fort heureusement, il y a beaucoup de répétition, notamment dans les portraits. Je voulais néanmoins sortir du canon des photographies Notman diffusé par le livre Portrait of a Period ; montrer de nouveaux portraits, mettre en valeur des paysages moins connus.
La condition matérielle des vintages compliquait le travail d’exposition, car l’immense majorité des photographies sont des négatifs sur verre ou des épreuves collées dans des registres. Le support secondaire des tirages est souvent abîmé et gondolé. Très fréquemment, je voulais montrer une photographie qui se trouvait collée avec plusieurs autres sur un même support. Il fallait donc trouver le moyen d’encadrer cette photo en cachant les autres. Cette condition générale a requis une grande ingéniosité de la part des techniciens. Les albums et les objets ont nécessité pour la plupart une restauration très spécialisée.
JD : L’exposition était organisée autour de quatre thèmes qui visaient à offrir une vision renouvelée de la modernité de Notman. En quoi William Notman est-il un précurseur en quelque sorte dans l’histoire de la photographie montréalaise et canadienne ?
HS : J’ai développé un premier scénario à partir de la matière de la collection tout en voulant montrer la vision moderne de William Notman. Cette version s’articulait en thèmes descriptifs de son œuvre : Montréal, le studio de portrait, la vision artistique, le commerce, la diffusion, etc. La révision de cette proposition en collaboration avec la scénariste Geneviève Murray a permis de reconfigurer le scénario selon les grandes qualités personnelles qui ont fait de Notman un visionnaire : l’homme d’affaires audacieux, l’homme de réseau, l’artiste et le bâtisseur. À travers ces quatre thèmes, j’ai pu raconter l’histoire de Notman et de son entreprise tout en faisant ressortir sa modernité, à savoir qu’il avait une vision d’avant-garde à son époque. Stéréographie, retouche, collage, scènes virtuelles, portraits performatifs, publication sont autant de pratiques qui révèlent que Notman avait saisi le potentiel inédit du nouveau médium : la multiplication et la manipulation de l’image, entre autres. De plus la pratique de Notman préfigurait les conditions actuelles de la fabrication des images, à savoir une cohabitation du commerce, de la communication et de la sensibilité artistique.
JD : L’exposition s’accompagne d’un important ouvrage, coédité avec Hazan et distribué par Yale University Press, qui regroupe sept essais. Quelle est la contribution spécifique de ces écrits dans la mise en valeur de l’importance de l’apport de Notman à la photographie canadienne ?
HS : Le livre se veut un beau livre de photographie à contempler et une référence à la fine pointe des connaissances sur Notman. Chaque article, par des auteurs invités, fait le point avec rigueur sur des aspects de son œuvre en y apportant de nouvelles données. Il y est question de sa vision artistique, de sa contribution au développement du procédé photomécanique connu sous le nom de demi-ton, de ses publications et de leur impact culturel national. Un article de Sarah Parsons donne un point de vue très actuel sur le studio de portraits. Je suis particulièrement heureuse de la contribution de Nora Hague, qui, au terme de quarante-sept ans de travail dans la collection Notman, livre son explication du système de classification et d’indexation des photographies du studio de Montréal. Cette connaissance, auparavant transmise oralement à quelques initiés, est désormais accessible à tous. De même, l’histoire de l’acquisition du fonds Notman par l’Université McGill et son développement en collection au sein du Musée McCord a été revisitée et précisée par Heather McNabb.
JD : Et, peut-être en terminant, un mot sur des projets futurs qui poursuivront cette mise en valeur du legs Notman ?
HS : L’exposition Notman, photographe visionnaire sera présentée en 2018 et 2019, respectivement au Musée Glenbow à Calgary et au Musée canadien de l’histoire à Gatineau. D’autres destinations au Canada et aux États-Unis sont en attente de confirmation. Dans la foulée de la refonte du site Web du Musée McCord, nous avons le projet d’offrir une version de l’exposition sur le site Google Art Project.
Jacques Doyon est directeur et rédacteur en chef de la revue Ciel variable.