Du 4 juillet au 25 septembre 2016
Par Erika Nimis
Il fallait être doté d’un esprit boulimique pour s’attaquer à la 47e édition des Rencontres d’Arles. Cette année encore, le festival proposait pour sa semaine d’ouverture et durant tout l’été de quoi boire et manger plus qu’à satiété (une quarantaine d’expositions, sans compter les évènements du off et toutes les animations parallèles, comme le salon du livre photographique Cosmos Arles Books et le VR Arles festival, premier festival artistique consacré à la réalité virtuelle). Dédiée à l’écrivain Michel Tournier (cofondateur des Rencontres en 1970, disparu au début de l’année), cette édition avait pour vocation de satisfaire un public le plus large possible, en présentant toutes les tendances, de la photographie documentaire et de reportage (Grossman, McCullin ou Morvan) à des pratiques plus conceptuelles et expérimentales (Boyle, Abril ou Marclay). Une programmation annoncée par son directeur, Sam Stourdzé, comme une « radioscopie de la création contemporaine » qui reflétait, en somme, un désir d’exhaustivité visant à consolider Arles dans sa position de rendez-vous incontournable.
Le défi à relever était de poursuivre la transition harmonieuse, entamée l’an passé, entre des pratiques anciennes héritées de l’histoire quasi demi-centenaire du festival arlésien et cette nouvelle donne incarnée par le soutien de la Fondation LUMA au Parc des Ateliers, où se concentrait une grande partie des expositions et des moyens (notamment en matière de scénographie). Pour certains aficionados de la première heure, cette volonté du parcours sans faute fait que l’évènement semble avoir perdu un peu de son âme, de sa liberté. « Le marché, désormais seul autorisé à énoncer les critères de qualité, opère la sélection des talents et des œuvres recevables dans un milieu précarisé et en perte de repères », écrira ainsi François Cheval, ancien conservateur du Musée Nicéphore Niépce, dans un billet d’humeur paru en juillet 2016 sur sa page Facebook.
Même si cette 47e cuvée avait pour mission d’en mettre plein la vue, il était quand même possible de se frayer un chemin et de trouver son bonheur, tout en goûtant dans un même espace à toutes les tendances actuelles de la photographie, un peu comme au supermarché. Le tout était de s’y retrouver dans ces rayons, entre les accrochages linéaires classiques ou en constellation et les installations dernier cri, entre les images fixes et les images mobiles, entre l’ère argentique et l’ère numérique…
Même s’il n’y avait pas de thématique précise, une majorité d’expositions brouillaient avec délectation les cartes du genre et de l’identité jusqu’à traquer de soi-disant monstres (Yokainoshima, de Charles Fréger) et autres extraterrestres (Phenomena, réalités extraterrestres). L’exposition vedette de l’Atelier de la Mécanique, Mauvais genre, rassemblait quant à elle les joyaux de la collection de photographies amateurs Sébastien Lifshitz, présentant des portraits de femmes et d’hommes travestis depuis les origines de la photographie. Autre signe des temps, une place plus grande était accordée à la nouvelle génération de femmes photographes, avec Laia Abril et son enquête exhaustive et glaçante sur l’avortement, ainsi que Stéphanie Solinas et ses relectures de l’histoire coloniale régionale à travers l’exploration d’une friche industrielle arlésienne, la halle Lustucru, ancien hangar de stockage de riz (La méthode des lieux au cloître Saint-Trophime). Cette nouvelle génération était aussi représentée par Julie Jones, co-commissaire de l’exposition Il y a de l’autre, sur les liens entre art, histoire et photographie.
Autres moments forts d’Arles 2016, Syrcas, la série émouvante et délicate de photocollages de Maud Sulter sur l’holocauste des Noirs pendant la Seconde Guerre mondiale, présentée à la chapelle de la Charité par Mark Sealy (directeur à Londres d’Autograph ABP – Association of Black Photographers) et l’espace accordé à la photographe sud-africaine Zanele Muholi qui a pu faire une proposition totalement libre et personnelle, Somnyama Ngonyama (« Salut à toi lionne noire »), donnant pleinement sens à son travail engagé, dans le cadre de SYSTEMATICALLY OPEN ? Nouvelles formes de production de l’image contemporaine à la Fondation LUMA.
Allez, comme ça, je vous livre d’autres coups de cœur (que beaucoup de visiteurs ont d’ailleurs partagés). Commençons par les deux expositions de l’Espace Van Gogh qui, à elles seules, méritaient le déplacement, deux expositions de street photography tout en contraste, mais fort stimulantes à différents égards. La rétrospective Du document à la révélation, photographies et influences de Sid Grossman présentait enfin l’œuvre de ce photographe persécuté durant la période maccarthyste pour ses sympathies communistes. Cofondateur de la Photo League dans les années 1930, ce témoin, plein de tendresse et de respect pour ses sujets, a littéralement réinventé la photographie de rue dans les dix dernières années de sa courte carrière (il est décédé d’une crise cardiaque en 1955, à l’âge de 42 ans), laissant exploser tout son talent en photographiant la vitalité des corps au plus près.
Au premier étage était proposée une expérience photographique et sensorielle d’un autre genre, concentrée sur un lieu, un quartier du centre-ville de Dublin, photographié entre 2013 et 2016 par Eamonn Doyle et publiée à l’origine sous forme de livres (I, ON et End.). Le photographe présentait la dernière partie de cette trilogie dédiée à son quartier, End., une installation réalisée en collaboration avec le designer Niall Sweeney et le compositeur David Donohoe, dans trois espaces liés entre eux par des structures mêlant dessins et photographies, éclairage et ambiance sonore. Des fragments de ville savamment montés et éclairés dans une « chorégraphie du quotidien » colorée et saccadée, qui créait des ponts avec une autre exposition organisée au Parc des Ateliers, présentant les regards croisés de deux grands de la street photography à New York, Garry Winogrand et Ethan Levitas.
Autre moment marquant de cette 47e édition, l’exposition sur les lectures multiples d’un évènement surscénarisé, le 11 septembre, dans l’exposition Nothing but the blue skies, mêlant des installations contemporaines et des films, des peintures et des photographies de cette tragédie ultramédiatisée qui a marqué un tournant dans l’histoire visuelle mondiale. À signaler, enfin, deux autres coups de cœur, Restricted Areas de Danila Tkachenko (sur l’architecture de la guerre froide – en faisant abstraction toutefois de l’accrochage maladroit) et les tirages Fresson de Bernard Plossu, dans un road movie américain au Nouveau-Mexique…
Et, pour finir, cerise sur le gâteau, après avoir avalé des kilomètres d’images au Parc des Ateliers, venait le temps de se poser devant l’installation enveloppante et un brin mélancolique de l’artiste sud-africain William Kentridge, qui manie tel un magicien plusieurs médias (film, animation, dessin, musique et théâtre) pour évoquer, dans une sorte de cortège poético-funèbre, entre fanfare et danse macabre, le passé tragique de son pays, soumis au régime d’apartheid jusqu’à l’orée des années 1990, More Sweetly Play the Dance. Et Arles, bien que devenue une grosse machine, reste un lieu de découvertes et de rencontres sans pareil.
Érika Nimis est photographe (ancienne élève de l’École nationale de la photographie d’Arles en France), historienne de l’Afrique, professeure associée au Département d’histoire de l’art de l’Université du Québec à Montréal. Elle est l’auteure de trois ouvrages sur l’histoire de la photographie en Afrique de l’Ouest (dont un tiré de sa thèse de doctorat : Photographes d’Afrique de l’Ouest. L’expérience yoruba, Paris, Karthala, 2005). Elle collabore activement à plusieurs revues et a fondé, avec Marian Nur Goni, un blog dédié à la photographie en Afrique : fotota.hypotheses.org/