Caroline Hayeur et D. Kimm, Abrazo – Jean Gagnon

[Hiver 2017]

Occurence, espace d’art et d’essai contemporains, Montréal
Du 12 octobre au 19 novembre 2016

Par Jean Gagnon

L’une danse, l’autre pas. L’exposition Abrazo présentée à la galerie Occurrence est le résultat d’une résidence à Buenos Aires, capitale du tango, et de la collaboration de deux artistes : D. Kimm, artiste interdisciplinaire, et Caroline Hayeur, photographe. Étant également danseuse de tango, D. Kimm a été l’instigatrice du projet et a permis au duo de s’immiscer dans le milieu du tango à Buenos Aires et à Montréal.

Ce projet reposait sur la question suivante : « Comment traduire le rituel de l’abrazo en tant que mise en relation à la fois physique (manière de se prendre dans les bras) et émotive1 ? » Dans le tango, l’abrazo, qui conditionne la conexión entre les partenaires de danse, est à la fois un élément technique et une mythologie qui rebute les débutants. Sur le plan technique, il y a l’abrazo ouvert, ou distant, et l’abrazo fermé ou collé, et le danseur (traditionnellement l’homme) guidera sa partenaire par le torse. Sur le plan mythologique, une fois passées les difficultés techniques, la recherche de la connexion, cette qualité évanescente de la communion entre les deux partenaires, devient une sorte de quête sans fin parfois couronnée de rares moments de grâce.

L’exposition occupe l’ensemble des salles de la galerie avec, dans la première salle, une double projection et quelques écrans plats présentant différentes séquences de danse tournées ici, à Montréal, et là-bas, à Buenos Aires ; et un mur complet sur lequel sont accrochées une cinquantaine de photo­graphies encadrées dans des cadres récupérés connotant un aspect suranné que parfois l’on retrouve dans les milongas d’Argentine et dans la musique de tango. Dans l’autre salle, des projections sur trois murs permettent une immersion dans l’atmosphère d’une soirée de danse avec sa musique et ses couples enlacés qui évoluent et tournent. Ces projections mélangent des scènes argentines et montréalaises, si bien que le spectateur est immergé dans une sorte de milonga transnationale.

On peut certes s’interroger sur le projet des deux artistes d’explorer l’abrazo par l’entremise de la photographie ; en effet, comment la photographie peut-elle rendre compte d’un phénomène qui se rapporte à l’intimité vécue par deux personnes qui dansent ? C’est le paradoxe natif de la photographie, qui ne peut rendre la subjectivité que par une vue extérieure d’un objet. C’est pourquoi, comme l’affirmait déjà Roland Barthes, l’image photographique peut dénoter ce qu’elle montre, parfois connoter autre chose par des relais codés culturellement en déterminant les interprétations que l’on peut avoir d’une image, mais très souvent elle fera appel à une légende ou à un titre pour préciser son sens. Cette exposition le confirme en ayant recours aux mots qui s’affichent sur la colonne de la salle : « communion », « intuition », « deux intelligences complices », « es el amor », « hug a total stranger », « abandon », « intimité », « un momento intimo », « étreinte retenue », « partage d’émotions » ; ainsi qu’à quelques phrases apparaissant entre deux images projetées sur le mur, par exemple : « El abrazo está asociado a un lugar de lo sensible y de lo perceptivo que es el elemento fundamental en el tango ».

Or si l’on fait exception de ces mots et de ces phrases, que nous disent ces images ? Selon que l’on soit un danseur de tango connaissant la scène montréalaise ou ayant fait quelques pèlerinages à Buenos Aires ou encore un simple visiteur, la perception de ces images sera différente. Le danseur familier y reconnaîtra des ami(e)s qu’il fréquente régulièrement, une communauté familière et, en cela, l’exposition aura un petit air de famille. Pour le non-danseur, l’exposition présentera une part de fascination pour cette danse qui connote un certain érotisme et une intimité passagère entre les danseurs. On pourra aussi voir tout autre chose : la solitude mise en partage, l’attente anxieuse ou morose de certaines femmes qui, selon le code de la milonga, doivent attendre l’invitation, ce que montrent certaines images ; on pourra aussi remarquer des couples de même sexe, signe que le tango délaisse le machisme et devient queer ; on pourra aussi relever certaines différences entre les scènes porteños2 et montréalaises : différences de posture des danseurs, différences de concentration des protagonistes.

L’exposition se structure vaguement autour de l’opposition Montréal/Buenos Aires, car n’est-il pas vrai que, pour une danse ayant gagné tous les continents, le lieu de son origine agit comme barème de son authenticité et mesure – mythique ? – de sa pureté. Si l’exposition permet de glaner des instants relevant de la beauté du tango argentin, elle ne révèle rien de la profondeur et de la complexité du ressenti des protagonistes de l’abrazo, de son confort ou de son inconfort, de sa rondeur ou de sa carrure, de ce toucher parfois soyeux, dur, mou, rêche ou lisse. Le toucher étant « le prélude d’un corpus qui nous affecte » par lequel « je suis remuée-mue par toi, je te remue et je me meus avec toi3… »

1 Feuillet de présentation publié par Occurrence, 2016. Une production Les Filles électriques et Festival Phénomena.
2 Surnom des habitants de Buenos Aires, désigne ce qui est de cette ville.
3 Erin Manning, « Négocier l’influence. Le toucher et le tango », dans France Joyal (dir.), Tango, corps à corps culturel. Danser en tandem pour mieux vivre, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2009, p. 152.

 

Jean Gagnon (Ph. D.) est directeur de la préservation et de l’accès aux collections de la Cinémathèque québécoise. Il est membre du conseil d’administration de Ciel variable ainsi que de celui de V/Tape (Toronto), un centre de distribution de vidéos indépendantes.

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