[Hiver 2017]
Par Pierre Dessureault
Robert Walker travaille depuis dix ans à un projet intitulé Hochelaga-Maisonneuve: Observations and Recollections. Le sous-titre annonce les deux axes qui guident sa démarche. Celui de l’observation s’attache aux choses vues et correspond à l’aspect spontané de son entreprise, menée sans plan préétabli. Comme dans ses travaux précédents, Walker est avant tout un flâneur qui va là où son œil le mène. L’autre axe est celui de la mémoire. Le quartier est celui où Walker est né et a vécu une grande partie de sa vie. Cette familiarité devient en quelque sorte le fil conducteur de ses pérégrinations dans ces secteurs teintés de souvenirs.
Dans une maquette de livre1 réalisée en 2013, Walker regroupe ses images en quatre chapitres qui représentent autant de centres d’intérêt qui se dégagent de la masse de photographies accumulées : les édifices publics, les églises et le Jardin botanique ; les industries ; la vie des rues ; l’histoire sur un plateau de cinéma. L’ensemble des images ainsi organisées en un tout cohérent brosse un portrait complexe du quartier dans lequel la profondeur de la vision et les choix personnels de Walker sont manifestes. L’image globale qui se dégage de ce vaste chantier est celle d’un quartier jadis prospère, comme en témoignent les édifices publics, signes de progrès social pour une classe ouvrière en ascension, jusqu’à ce que le déclin industriel dans la seconde moitié du XXe siècle sonne le glas des utopies.
Aujourd’hui, Hochelaga-Maisonneuve présente toutes les caractéristiques d’un milieu marqué par de profondes fractures sociales. À cet égard, commerces placardés couverts de graffiti, vestiges industriels, vitrines criardes, amuseurs publics témoignent autant de la vie du quartier que le marché Maisonneuve, le Stade olympique ou les églises. Walker n’établit pas de hiérarchie ni ne prend position : il observe et saisit le présent. Il pourrait reprendre à son compte ces considérations de James Agee, auteur avec Walker Evans (dont se réclame Walker), de Louons maintenant les grands hommes, un classique de l’approche documentaire : « … je suis intéressé par le moment présent et sa relation, et ainsi ai le désir de faire entendre clairement que rien ici n’est inventé. Tout çà [sic] peut bien avoir l’air à vos yeux d’un micmac, d’un fatras. Mais dans ce que je soutiens, il y a ceci, que l’expérience elle-même s’offre dans sa richesse et sa variété, et s’inscrit dans bien plus d’un registre, et qu’ainsi il peut fort bien convenir de l’enregistrer d’une manière non moins variée2 ».
Autre trait que Walker et Evans ont en commun : la passion pour les productions vernaculaires, sortes de créations collectives qui manifestent autant les goûts et les choix personnels des individus que les valeurs du groupe et la culture matérielle dont ils sont issus. Walker prend visiblement plaisir à détailler cette prolifération d’images de motos, de crânes et de squelettes, d’effigies de Marilyn et de vedettes de cinéma qui disputent l’espace public à une multitude de réclames et d’étalages hétéroclites d’objets de consommation courante. À la manière d’un Rosenquist, il possède l’art de prendre en charge ces expressions de l’imaginaire social et de les fondre dans ses images : ses cadrages audacieux fragmentent ces icônes pour en mettre en valeur certaines parties, les confronter les unes aux autres et les intégrer dans un collage photographique.
Bien que Walker se définisse comme photographe de rue dans la lignée d’un Friedlander ou d’un Winogrand qui, comme lui, privilégient une saisie sans apprêt des choses sur le vif dans des instantanés aux angles inusités qui fracturent l’espace pictural dans lequel se télescopent les plans, il ne renie aucunement sa formation de peintre et de plasticien. À cet égard, la couleur n’a pas seulement pour fonction de renforcer le réalisme de la description documentaire ; elle vient structurer les images en opposant de forts contrastes chromatiques et en juxtaposant de vastes plages de couleur saturée. Cette approche tout à fait particulière de l’image et de sa construction est l’une des pierres d’angle du vocabulaire visuel de Walker.
On fait généralement grand cas, lorsqu’il est question de documentaire, de la vérité qu’on associe à cette pratique. Dans le cas de Walker, cette vérité ne réside pas dans une distance respectueuse avec son sujet qu’il se contenterait d’enregistrer dans un luxe de détails, pas plus qu’elle ne réside dans un militantisme qui viserait à mettre la photographie au service du progrès social. Walker se pose en observateur nourri de sa connaissance en quelque sorte intime du quartier, de son histoire et de son développement. À cet observateur se greffe le photographe, son érudition et son savoir-faire qui modèlent sa vision des choses développée au fil du temps par sa formation de peintre, son goût du pop art et son admiration pour le travail de prédécesseurs qui, chacun à leur manière, ont témoigné de leur époque dans leur pratique.
En définitive, au vu de l’éventail des pratiques descriptives, des vocabulaires plastiques et des positions personnelles mises en œuvre au cours de l’histoire, il apparaît que le genre documentaire est avant tout affaire d’intention : « L’intention est que finalement compte rendu et analyse épuisent le sujet sans qu’aucun détail, si trivial qu’il puisse paraître, en demeure omis. Qu’en pertinence rien ne soit tenu à l’écart de ce que le souvenir est à même de préserver, l’intelligence de percevoir, l’esprit de maintenir3. » Le reste est affaire de vision et de style.
2 James Agee et Walker Evans, Louons maintenant les grands hommes, 3e éd., Paris, Plon, coll. « Terre humaine poche », 2002, p. 243.
3 Ibid., p. 10-11.
Robert Walker a étudié la peinture à l’université Sir George Williams, à Montréal, où il est né. Dans le milieu des années 1970, il a développé un fort intérêt pour la photographie de rue, ce qui l’a amené à s’établir à New York en 1978. Son premier livre, New York Inside Out, a été publié en 1984. Les images de Walker ont été largement exposées aux États-Unis, au Canada et en Europe et elles sont parues dans plusieurs livres et magazines prestigieux.
Pierre Dessureault est spécialiste de la photographie canadienne et québécoise. À titre de conservateur, il a conçu une cinquantaine d’expositions, publié plusieurs catalogues, collaboré à plusieurs ouvrages et produit nombre d’articles sur la photographie. Depuis sa retraite, il se consacre à l’étude de la photographie internationale dans une perspective historique et, renouant avec ses premiers centres d’intérêt que sont la philosophie et l’esthétique, à l’approfondissement des approches théoriques qui ont marqué l’histoire du médium.