[Automne 2017]
Par Érika Nimis
Chez nombre d’artistes contemporains d’Afrique et d’Europe, un même besoin a émergé d’aller regarder l’histoire en face en puisant dans les images d’archives se rapportant à ses périodes les plus troubles (et ce, grâce notamment aux outils numériques facilitant le « dépoussiérage » de ces archives). En Afrique, les scènes artistiques des pays confrontés à une décolonisation longue et douloureuse, parfois obtenue au prix d’une guerre d’indépendance suivie d’une guerre civile, comme l’Algérie ou le Mozambique et l’Angola, sont particulièrement imprégnées du « roman national1 », partout présent : dans les musées, les écoles, les médias et les arts comme la photographie2, mais aussi la littérature, la musique et le cinéma.
Trois expositions monographiques organisées à Londres fin 2016 – celles de Katia Kameli, de Délio Jasse et de Vasco Araújo3 – avaient justement pour point commun d’aborder des pages de l’histoire africaine et européenne, en particulier la période coloniale, à partir de « traces4 », principalement des corpus photographiques datant des XIXe et XXe siècles et actualisés dans le présent grâce à différents médiums et dispositifs.
Les artistes dont il est question ici sont issus des « nouvelles générations », c’est-à-dire celles qui n’ont pas connu directement la colonisation et les guerres de décolonisation et qui « entendent sortir de l’enfermement du traumatisme colonial5 », pour reprendre les termes des historiens Mohammed Harbi et Benjamin Stora. L’expérience intime de cette histoire est l’angle d’approche que ces artistes privilégient. Autrement dit, l’individu, son visage ou ses paroles sont au cœur de leur travail, qui puise autant dans les sources privées (photographies de famille, témoignages oraux ou écrits) que dans des sources inédites ou marginales pour donner de la chair et des mots à cette période encore taboue dans les récits officiels de leur pays. Ces artistes veulent interroger ce qui leur a été légué, afin de transcrire visuellement leur propre expérience de la mémoire et de l’histoire héritées de la période coloniale, mus par le même le désir d’apaiser les tensions mémorielles, tant du côté africain (où la mémoire officielle a fini par se fissurer) que du côté européen (où différentes communautés de mémoires tentent de cohabiter6). La dimension narrative est par ailleurs importante dans leurs œuvres, se traduisant formellement par différents dispositifs sur lesquels nous allons revenir.
Dans Le roman algérien7 (2015), vidéo de seize minutes présentée dans le cadre de l’exposition What Language Do You Speak Stranger? à The Mosaic Rooms8, Katia Kameli interroge des Algérois et Algéroises sur leur relation complexe à l’Histoire, en prenant comme point de départ le kiosque de la famille Azzoug, installé quotidiennement dans une rue passante en plein cœur d’Alger, à destination des collectionneurs (de timbres, de pièces et de cartes postales). Depuis trente ans, le père et son fils collectionnent et vendent à un prix modique des reproductions de cartes postales couvrant près de deux siècles d’histoire, mêlant sans ordre précis, à la manière d’un « Atlas mnémosyne9 algérien » (expression empruntée à l’artiste), des scènes de genre et des édifices coloniaux, des publicités et des portraits de figures importantes du monde politique.
Cette mosaïque de cartes postales et de reproductions de photos d’archives renvoie par fragments à la période de la colonisation française, puis à celle de l’indépendance de l’Algérie dans le contexte de la guerre froide. Les témoignages hors champ du père et de son fils, de quelques clients, d’intellectuels, qui accompagnent cette vidéo (qui bénéficie, au passage, d’un montage sobre et efficace), analysent dans toute leur complexité les rapports ambigus (allant selon certains jusqu’à la schizophrénie) que les Algériens entretiennent avec leur propre histoire ainsi qu’avec les images qui s’y rattachent. Selon un autre témoin, « la carte [postale] est ce professeur d’histoire qui raconte […] dans un pays où tout ce qui est art et histoire appartient à l’État ». Et l’historien Daho Djerbal de renchérir : « Des personnages ont été exclus du manuel scolaire ». Aussi ce kiosque permet-il « une rencontre avec une représentation de l’Histoire figurée ». En effet, au lendemain de la guerre d’indépendance menée contre la France, le mot d’ordre a été de faire table rase, pour faire débuter le « roman national » avec la « révolution » qui avait conduit le « peuple » à sa libération, en effaçant le plus possible les traces de la domination coloniale tant dans les lieux du pouvoir que dans ceux du savoir. D’où la nécessité d’initiatives privées, comme ce kiosque au cœur d’Alger qui vient combler certains « trous d’histoire ». Pas tous, cependant, rappelle un témoin du film. La « décennie noire », guerre civile algérienne des années 1990-2000, n’est représentée nulle part en Algérie, pas même dans cet Atlas mnémosyne dont la trame chronologique s’étend jusqu’aux années 1980. Reste que cet espace unique, ouvert à tout venant (comme l’est le Web), répond à une quête vitale, celle de définir ce qu’est l’identité algérienne contemporaine, produit d’une histoire complexe entre les deux rives de la Méditerranée.
Délio Jasse appartient lui aussi à deux rives, ici séparées par l’océan Atlantique, dont il tente de réconcilier les mémoires. Né à Luanda en 1980, il quitte l’Angola, alors ravagé par une longue guerre civile, en 1998. À son arrivée au Portugal, il éprouve la solitude du clandestin sans papiers. Limité dans ses déplacements pendant plusieurs années, il se réfugie dans un album de photos familial, en quête de son passé, et dans une chambre noire où il s’initie aux anciens procédés de tirage monochrome, tels que le cyanotype10 et le platinotype11. Il se met aussi à chiner assidûment, fréquentant les marchés aux puces de Lisbonne où il collecte des photographies et des papiers « abandonnés » (dont il se dit l’archiviste). Au-delà de la quête identitaire, la dimension mémorielle va prendre une place centrale dans sa démarche artistique. Son atelier devient son refuge et ses images et documents, glanés au gré des puces et des vide-greniers, ses matériaux de création. En 2010, il retourne en Angola pour la première fois, après douze années d’exil. Son œuvre actuelle prend forme à partir de là.
Sa dernière série, exposée fin 2016 à la Tiwani Contemporary12, a pour unique légende The Lost Chapter: Nampula, 1963. Les images de cette série sont tirées de sa propre collection d’images trouvées : des centaines de photographies conservées dans des boîtes, dont beaucoup proviennent d’une famille portugaise (dont l’identité est tue) installée à Nampula, au Mozambique, dans les années 1960. Après avoir travaillé pendant des mois sur ces archives sorties de l’oubli, Délio Jasse s’est approprié des fragments du passé de cette famille de retornados13 (rapatriés), en les associant, par un procédé de surimpression, à des documents administratifs (pages de passeport) et personnels (lettres manuscrites), afin d’éclairer, par couches successives, l’histoire unique et pourtant universelle de cette famille. En entremêlant ces portraits d’anonymes, ces lieux et ces documents, vestiges de vies révolues, grâce à la figure du palimpseste, il cherche à recréer toutes les dimensions sensibles d’une histoire, la sienne, à travers celle de cette famille, dans un esprit d’apaisement total14.
Dans un autre registre, mais toujours avec la volonté d’aborder les non-dits de l’histoire, l’artiste portugais Vasco Araújo, dont on a découvert le travail au Musée d’art de Joliette en 2011, en appelait au « désir décolonial » dans une exposition qui a suscité quelques émois, organisée, il est vrai, dans un lieu londonien militant depuis plus de vingt-cinq ans pour la reconnaissance des communautés noires, Autograph ABP15. Cette institution avait en effet plutôt habitué son public à des expositions telles que Black Chronicles: Photographic Portraits 1862-1948, par ailleurs présentée à la National Portrait Gallery : des portraits de personnes d’origine africaine et asiatique témoignant de la présence ancienne de ces communautés au Royaume-Uni, pays à l’histoire impériale tout aussi chargée que celle du Portugal. Le programme de recherche en cours d’Autograph ABP, Missing Chapter16, souligne d’ailleurs bien la diversité des apports de ces communautés à la société britannique. Mais revenons à Decolonial Desire. L’exposition accueillait plusieurs œuvres de Vasco Araújo, décortiquant sans concession la notion d’exotisme dans l’imaginaire colonial portugais des XIXe et XXe siècles. Parmi les installations et les vidéos présentées, je m’attarderai sur un ensemble de quatre sculptures composites provenant de la série Botânica (2012-2014) : des tables en bois précieux (exotique) servant de présentoir à une sélection à première vue hétéroclite d’images photographiques encadrées, tout droit sortie de la « bibliothèque coloniale » (au sens où l’entend le philosophe V.-Y. Mudimbe). Pour « mettre en scène » cet univers colonial, le mettre en pleine face des visiteurs, dans toute sa verticalité, l’artiste a littéralement dressé ces tables, nous conviant de force au triste spectacle des exhibitions produites en Europe à cette époque, des présentoirs de musées d’histoire naturelle aux zoos humains, où l’humanité et l’animalité se retrouvaient côte à côte, classifiées selon les théories racistes de l’anthropologie physique. Par ce dispositif, Botânica cherche à déstabiliser le spectateur, en le confrontant au racisme systémique au sein de l’empire portugais, qui a par ailleurs connu une décolonisation hâtive et traumatisante expliquant, dans une large mesure, l’émergence tardive d’une pensée postcoloniale tant au Portugal que dans le monde lusophone en général. En ce sens, cette œuvre vient pointer efficacement la complaisance d’une société portugaise installée dans le confort du mutisme ou de l’ignorance par rapport à son passé colonial (et à ses répercussions dans le présent), qu’elle invite à repenser de manière critique.
Chacune à leur manière, les trois œuvres évoquées dans cet article révèlent un corpus de photographies oubliées ou invisibilisées dans les « récits nationaux » des pays dont le passé colonial reste tabou, chapitre manquant (missing) ou perdu (lost). Réappropriées à travers différents médiums (vidéo, photographie ou sculpture), ces images photographiques contribuent ainsi à dépasser les silences de l’histoire officielle, voire à réparer les traumas de la mémoire, en offrant aux regards contemporains des « traces » de lieux, d’évènements et surtout des visages qui décloisonnent, libèrent l’Histoire.
2 Comme l’œuvre du photographe algérien Mohamed Kouaci, évoquée notamment dans une installation vidéo de Zineb Sedira, Gardiennes d’images (2010). Kouaci est décédé dans l’anonymat en 1996, alors que ses œuvres se retrouvent partout en Algérie, sur les timbres, les fresques murales, parmi les reproductions du kiosque à images présenté dans Le roman algérien de Katia Kameli.
3 Katia Kameli, What Language Do You Speak Stranger?, du 16 septembre au 3 décembre 2016, The Mosaic Rooms, Londres ; Délio Jasse, The Lost Chapter: Nampula, 1963, du 11 novembre au 13 décembre 2016, Tiwani Contemporary, Londres ; Vasco Araújo, Decolonial Desire, du 7 octobre au 3 décembre 2016, Autograph ABP, Londres.
4 C’est le terme qu’emploie Délio Jasse, l’un des artistes évoqués dans cet article.
5 Mohammed Harbi et Benjamin Stora (dir.), La guerre d’Algérie, 1954-2004. La fin de l’amnésie, Paris, Robert Laffont, 2004, p. 13.
6 Lire Djemaa Maazouzi, Le partage des mémoires. La guerre d’Algérie en littérature, au cinéma et sur le web, Paris, Classiques Garnier, coll. « Littérature, histoire, politique », 2015.
7 Cette vidéo, premier chapitre du Roman algérien, a été produite à l’occasion de l’exposition Made in Algeria, sur l’histoire de l’Algérie par la cartographie, au Mucem de Marseille.
8 Cet espace culturel et d’exposition londonien est dédié à la promotion de la « culture contemporaine du monde arabe ».
9 D’après l’historien de l’art Aby Warburg, qui avait créé un important corpus d’images dans les années 1920 qu’il avait baptisé Atlas mnémosyne (du nom de sa bibliothèque). Lire Teresa Castro, « Atlas : pour une histoire des images “au travail” », Perspective : actualité en histoire de l’art, no 1 (2013), mis en ligne le 30 décembre 2014, consulté le 1er juin 2017. http://perspective.revues.org/1964
10 Le cyanotype est un procédé photographique monochrome négatif ancien, au moyen duquel on obtient un tirage photographique bleu cyan.
11 Le platinotype est un procédé monochrome basé sur la photosensibilité des sels de fer et de platine.
12 Créée à Londres en 2011, la Tiwani Contemporary (« c’est à nous », en langue yoruba) met en valeur le travail d’artistes d’Afrique et de la diaspora africaine, émergents ou établis.
13 Les retornados sont au Portugal ce que les « pieds-noirs » sont à la France : en 1974-1975, suite à la chute de la dictature salazariste au Portugal qui conduit au démantèlement de son empire colonial, ces familles de colons implantées en terre africaine, parfois depuis quelques générations, sont massivement « rapatriées » en métropole.
14 Lire Lloyd Pollak, « The Endless Absence of Délio Jasse », Artthrob, 30 décembre 2014, consulté le 1er juin 2017. https://artthrob.co.za/2014/12/30/the-endless-absence-ofdelio-jasse/
15 Fondée à Londres en 1991, Autograph ABP (anciennement Association of Black Photographers) est une agence artistique internationale à but non lucratif. Mark Sealy, son directeur, a notamment été commissaire invité au Ryerson Image Centre en 2013, pour présenter un travail de recherche sur les archives de l’agence Black Star de New York.
16 Voir la page dédiée à ce programme (consultée le 1er juin 2017) : http://autograph-abp.co.uk/archive/the-missing-chapter
Érika Nimis est photographe (ancienne élève de l’École nationale de la photographie d’Arles en France), historienne de l’Afrique, professeure associée au Département d’histoire de l’art de l’Université du Québec à Montréal. Elle est l’auteure de trois ouvrages sur l’histoire de la photographie en Afrique de l’Ouest (dont un tiré de sa thèse de doctorat : Photographes d’Afrique de l’Ouest. L’expérience yoruba, Paris, Karthala, 2005). Elle collabore activement à plusieurs revues et a fondé, avec Marian Nur Goni, un blog dédié à la photographie en Afrique : fotota.hypotheses.org/