[Automne 2017]
Par Pierre Dessureault
Le Service de la photographie de l’ONF a réalisé 250 000 images entre sa création en 1941 en tant qu’organisme d’information du gouvernement canadien (sous la direction de John Grierson) et 1985, moment où la petite unité de production, transformée en collection de photographies, devient le cœur du Musée canadien de la photographie canadienne contemporaine. C’est sur une partie de ce riche parcours que porte l’exposition The Official Picture – The National Film Board of Canada’s Still Photography Division and the Image of Canada, 1941–19711 conçue par Carol Payne et Sandra Dyck pour la Carleton University Art Gallery2.
Puisant dans ce vaste corpus, les conservatrices entendent examiner « la manière dont cet organisme a imaginé le Canada et l’identité canadienne, le rôle que les photographies ont joué dans la création de cette image et l’utilisation des archives photographiques de l’ONF à l’époque et actuellement3 ». En s’éloignant d’une approche esthétisante, l’exposition propose d’inscrire ces images dans un récit qui les traite comme des faits sociaux exemplaires de pratiques culturelles propres à une époque charnière dans le développement de la photographie canadienne.
La marque de Grierson orientera durablement les productions du Service dont la mission, dans ses premières années, est de mobiliser l’opinion publique dans l’effort de guerre en nourrissant la soif d’information de la population et en entretenant l’espoir puis, la paix revenue, en faisant la promotion sur le plan tant intérieur qu’international d’une nation industrieuse et en prônant le sentiment d’appartenance aux valeurs communes. Dans le vocabulaire de Grierson, c’est là la raison d’être de la propagande avec le photoreportage comme véhicule privilégié4.
Les images des photographes du Service constituent la matière première de ces composites. Les sujets sont aussi nombreux que typiques et les situations, caractéristiques de toutes les régions du pays. Les figurants posent, jouant naturellement leur propre rôle dans une théâtralité assumée où chacun incarne soit un type social représentatif, soit un modèle de citoyenneté proposé en exemple. Même lorsque leur identité nous est connue, comme les femmes employées dans une usine d’armement dont on suit pas à pas les activités, nous ne savons à peu près rien d’eux. Les accessoires sont soigneusement positionnés de manière à contribuer à la vraisemblance de la scène et à en réduire la représentation à sa plus simple expression. En misant ainsi sur la familiarité des personnes et des situations, l’événement est mis à la portée de tous.
Dans leur visée didactique, les images d’un réalisme sans apprêt se doivent d’être d’une clarté irréprochable et d’une lisibilité immédiate : les photographes travaillent avec des appareils de grand format et ont presque toujours recours à un éclairage d’appoint lisse et uniforme afin de renforcer le naturel des scènes d’intérieur. Le cadrage met en valeur le sujet principal et relègue hors champ tout détail superflu. La plupart du temps, le point de vue frontal adopté par le photographe accentue l’apparence de neutralité et la mise en retrait de ce dernier au profit de son sujet souverain.
Le photoreportage est une production collective où les photographes ne sont que les premiers à s’inscrire dans une chaîne d’interventions. À leur suite, les rédacteurs vont élaborer un scénario et écrire des légendes et des textes d’accompagnement chargés de mettre en évidence un déroulement narratif qui lie l’ensemble dans un rapport organique et vivant. Le graphiste imprimera au récit ainsi constitué un rythme visuel par la mise en page. Pour ce faire, les photographies sont recadrées pour se fondre dans la page et une hiérarchie est instaurée entre elles : une image emblématique résumant le propos occupe un espace privilégié pour capter l’attention du lecteur; autour gravitent des images qui agissent comme compléments. L’intentionnalité de ces constructions de mots, d’images et de composition graphique n’appartient plus au photographe qui souvent demeure anonyme : bien que ceux-ci parlent d’une seule et même voix à travers leurs travaux d’une qualité exceptionnelle, leur vision est subordonnée à la propagation d’un point de vue institutionnel dans lequel se fondent les approches personnelles.
Si les années 1940 et 1950 ont été pour le Service l’ère de la propagande, les années 1960 verront ce dernier opérer un virage non pas dans sa mission, puisqu’il reste toujours le photographe officiel du gouvernement canadien, mais plutôt dans l’interprétation de celle-ci et dans les changements qu’il apporte dans les supports de diffusion et les contextes de présentation des photographies produites et, surtout, dans le discours qui les encadre.
Le centenaire de la Confédération canadienne en 1967 marque avec éclat les nouvelles orientations du Service par la publication de trois volumes commémoratifs. Témoin d’un siècle5, une étude de l’architecture du Parlement canadien regroupant des photographies de l’intérieur en noir et blanc et en couleur de Chris Lund – le seul photographe maison demeurant en poste – et de Malak pour les extérieurs se situe dans le droit fil de la mission du Service.
La véritable rupture vient des deux forts volumes que sont Canada du temps qui passe6 et Ces visages qui sont un pays7. Canada du temps qui passe privilégie une photographie en couleur où prime l’interprétation esthétique du paysage. À cet égard, l’exposition présente en parallèle une série de photographies produites par le Service pour le Bureau de tourisme dans lesquelles les destinations choisies pour leur richesse emblématique et les figurants qui s’y intègrent mettent en valeur le message convenu. Les couleurs chatoyantes enjolivent la description, parfaite illustration de la conception courante à l’époque de la couleur, outil de séduction réservé à la publicité. Canada du temps qui passe témoigne d’une tout autre approche du paysage et de la couleur. Le motif du paysage est ici souverain et envisagé comme point d’ancrage d’une identité. Sa beauté formelle intemporelle domine et les qualités de la couleur qui structurent l’espace pictural en sont la composante essentielle. L’impression l’emporte sur la représentation réaliste.
Ces visages qui sont un pays s’attache au peuple canadien. « Ce volume, délibérément, n’identifie personne sur les plans géographiques ou ethniques, cette production ne voulant pas être une étude socioéconomique, encore moins un relevé statistique de la population canadienne. Il ne sera non plus fait mention des endroits où les photographies ont été prises. Ces précisions seraient superflues dans le cas présent où seul l’instant photographique compte8. » L’image règne ici sans partage. Le volume « conçu comme une version canadienne de Family of Man9 » aligne les photographies de Canadiens de tous horizons dans une mosaïque qui, comme son modèle, lamine les particularismes et propose une vision unifiée du pays.
Bien que Lorraine Monk, maître d’œuvre de ces ambitieux projets, s’éloigne délibérément du discours propagandiste des photoreportages, elle n’en reste pas moins attachée à la mission du Service dans sa présentation d’un portrait des Canadiens. Ce sont les moyens qui changent. Les photographies retenues ne sont plus l’œuvre de photographes maison rompus aux conventions de la vision institutionnelle, mais d’une nouvelle génération de pigistes en phase avec les pratiques du jour. Si les images en noir et blanc des Michael Semak, Michel Lambeth, Pierre Gaudard, John de Visser, John Max et consorts mettent en lumière leur familiarité avec leurs sujets, elles le font de manière spontanée au moyen d’instantanés embrassant « l’instant photographique » dans lequel s’affirme une approche personnelle qui met sur un pied d’égalité l’esthétique et le contenu. Le livre dans sa linéarité vient renforcer la singularité de leurs images reproduites pleine page et présentées l’une à la suite de l’autre dans un jeu d’échos et de renvois au fil duquel le lecteur construira son propre parcours.
Ce qui change aussi radicalement dans ces publications est le genre des textes d’accompagnement et la place qui leur est assignée. Ceux-ci sont de nature poétique. Leur but n’est plus de surdéterminer les images par un discours dogmatique, mais de les enrober de lyrisme pour les faire accéder à la poésie qui transfigure la vie. L’image est ainsi anoblie au contact des mots qu’on lui associe. Les légendes qui inscrivaient leur contenu dans une réalité tangible et affirmaient la spécificité de leur origine s’effacent au profit d’une vision de leur portée universelle comme entités autonomes dans le monde du Beau. Cette recontextualisation esthétisante fait du photographe et de sa vision souveraine l’unique repère qui permette de les situer.
Cette reconnaissance de la photographie amorcée dans ces publications se poursuivra par la création en 1966 de la Collection de la photographie esthétique, qui transforme une banque d’images en collection en bonne et due forme, et l’ouverture en 1967 de la Galerie de l’Image, la première au Canada entièrement consacrée à la photographie. Dans le sillage de ces deux avancées significatives sur le plan de l’histoire de la photographie au pays, la série de monographies Image, publiée entre 1967 et 1971, fait se côtoyer la diversité des pratiques de l’époque qui vont de propositions d’artistes d’avant-garde (7, 8 et 9) au documentaire d’auteur (4 et 10) en passant par les collectifs représentatifs des pratiques régionales (2 et 6) ou encore, la monographie d’auteur (1)10. Certains des textes qui servent d’introduction à ces livres présentent l’amorce d’un discours sur la photographie proprement dite, tel celui de Ronald Solomon, éditeur des photos présentant ses choix en introduction à Image 6 : « Dans son rôle de commentateur, le photographe est de plus en plus conscient des relations qu’il y a entre sa propre vision, la qualité de ses images et leurs effets sur le spectateur. Il y a dans cette analyse de situations des efforts sérieux déployés afin de clarifier les messages, les mettant ainsi à la portée de l’homme de la rue de plus en plus intéressé à tout ce qui est visuel11. » Ce passage du discours institutionnel au moyen des images à un discours sur la photographie comme technique artistique à part entière pose les balises sur lesquelles le Service poursuivra ses activités.
L’exposition propose en conclusion, à partir d’un corpus choisi, une réflexion sur la vie des images qui se perpétue dans les relectures successives auxquelles nous les soumettons. Project Naming et Views from the North se sont donnés pour mission de rapatrier dans leurs communautés d’origine les milliers d’images produites dans le Nord canadien par le Service au cours des années 1950–1960, afin d’identifier les personnes qui y figurent et recueillir les récits qu’elles suscitent. Par le recours à la parole vivante, ces documents d’une valeur ethnographique certaine qui détaillent dans une somme d’informations un univers largement inconnu à l’époque de leur production, reprennent vie et existent alors dans un nouveau regard qui n’est plus celui d’un représentant du gouvernement venu du Sud, mais dans la mémoire de la communauté qui vient complexifier le récit dont ils sont porteurs en redonnant à l’image son épaisseur. Les figurants, jusque-là figés dans leur représentation d’un type humain dans un théâtre social muet, s’animent et deviennent des personnes de chair et de sang, protagonistes d’une histoire personnelle et parties prenantes au destin collectif. Les archives vivent ainsi par leur remise en circulation dans de nouveaux contextes créés par les avancées de la recherche et dans le sillage de l’avancement de nos méthodes d’analyse tout autant que par les usages sociaux qui en sont faits et les regards successifs qui s’y sont posés.
2 L’exposition a été présentée à la Robert McLaughlin Gallery d’Oshawa du 23 janvier au 1er mai 2016 et à l’Agnes Etherington Art Centre de Kingston du 27 août au 4 décembre 2016.
3 Panneau mural d’introduction à l’exposition. (Notre traduction.)
4 John Grierson, « The Challenge of Peace » (1945), Grierson on Documentary, Forsyth Hardy (sous la dir. de), Londres, Faber and Faber, 1966, p. 328.
5 Chris Lund et Malak, Témoin d’un siècle : Le Palais du parlement canadien, essai de Stanley Cameron, Ottawa, Imprimeur de la Reine, 1967.
6 Lorraine Monk, Canada du temps qui passe, texte de Jean Sarrazin, Ottawa, Imprimeur de la Reine, 1967.
7 Lorraine Monk, Ces visages qui sont un pays recueillis par les photographes du Canada, légendes de Rina Lasnier, Ottawa, Imprimeur de la Reine, 1968, 240 pages. On se référera aux p. 155 à 162 de l’ouvrage de Payne pour une analyse pointue des différences marquées entre Ces visages et son pendant anglais.
8 Monk, op. cit. 9 Note de service de Lorraine Monk à Grant McLean en date du 19 août 1963 citée par Payne, op. cit., p. 146. (Notre traduction.)
10 Pour une analyse détaillée de ces productions : Martha Langford, Photographie canadienne contemporaine de la collection de l’Office national du film, Edmonton, Hurtig Publishers Ltd, 1984, et, de la même auteure, « The Canadian Museum of Contemporary Photography », History of Photography, vol. 20, no 2, été 1996, Oxford, p. 174–180.
11 Ronald Solomon, « Introduction », Image 6 – Une revue de la photographie contemporaine au Canada, Ottawa, 1970, n.p.
Pierre Dessureault est spécialiste de la photographie canadienne et québécoise. À titre de conservateur, il a conçu une cinquantaine d’expositions, publié plusieurs catalogues, collaboré à plusieurs ouvrages et produit nombre d’articles sur la photographie. Depuis sa retraite, il se consacre à l’étude de la photographie internationale dans une perspective historique et, renouant avec ses premiers centres d’intérêt que sont la philosophie et l’esthétique, à l’approfondissement des approches théoriques qui ont marqué l’histoire du médium.