[Hiver 2018]
Par Jill Glessing
Le peu de bruit qui s’est fait autour du cent-cinquantième anniversaire du Canada – début de l’entreprise coloniale du « Dominion of Canada » et de son union inégalitaire avec le Québec – laissait peut-être présager cette inévitable réaction : « Cent-cinquante ans… vraiment ? » Le territoire pourtant est habité depuis près de douze mille ans par des peuples indigènes…
C’est en référence à ce modèle fondateur, palimpseste ou tablette de cire, méthode d’effacement, de recouvrement, de réécriture, et des tensions qui en résultent, que peuvent être analysées plusieurs des expositions à l’honneur de CONTACT 20171. Embrassant ce repère nationaliste, certaines expositions du festival qui portait pour titre Focus on Canada, invitaient à un tendre amour pour le territoire et ses habitants, colons ou métis. D’autres expositions dignes d’intérêt s’attachaient plutôt à montrer l’envers du décor : le pouvoir patriarcal des blancs et les brûlantes tensions liées aux violences faites aux femmes et aux minorités. Les artistes des Premières Nations sortaient du lot, eux dont les œuvres engagées revisitaient leur histoire en tant que premiers habitants du Kanata et le monde naturel dans lequel ils habitent.
Katherine Knight, archéologue du tissu domestique de la Nouvelle-Écosse (au sens littéral comme au sens figuré), éclairait d’un jour plus amène l’identité culturelle canadienne grâce à ses recherches sur un artisanat local : les sentences brodées. Ces aphorismes en caractères gothiques cousus de couleurs vives ont été réalisés à l’aide des modèles en papier perforé si populaires à la fin du XIXe siècle. Pour Portraits and Collections, le Textile Museum of Canada a mis à la disposition de l’artiste une vaste sélection de broderies encadrées sur lesquelles on peut lire des phrases telles que : « What is a Home without a Father? », toutes tirées d’une collection de 173 encadrements qui décoraient les murs pastel d’une maison donnant sur Caribou Harbour. Knight insuffle à ces artefacts historiques d’autres significations dans son projet multimédia de fouille Caribou Mottoes (2006, en cours). Trois petites photos carrées montraient les intérieurs lumineux où étaient accrochés les tissus brodés ; des agrandissements de détails d’une broderie étaient jumelés à des photos des fils ou du papier journal à l’endos. Deux œuvres audio visuelles donnaient corps à l’histoire : dans Buoy (2013), triptyque contemplatif et méditation sur la mer et la transmission des anciennes coutumes, on voyait flotter des bouées dont les cloches vont bientôt être remplacées par des timbres artificiels ; la seconde vidéo superposait aux images les voix de femmes et de filles de Caribou Harbour qui récitaient les sentences.
À la Harbourfront Gallery, la côte arctique et pacifique du Canada étaient mises de l’avant dans les trois vidéos de Johan Hallberg-Campbell installées dans une petite pièce de l’exposition Coastal (2010, en cours). Les images relativement abstraites de Arctic, Tuktoyaktuk, Northwest Territories (2016) – prises de vue aériennes d’étendues enneigées ou d’eaux sableuses, accompagnées de chants d’oiseaux et de bruits de mer – étaient plus poétiques que les photographies conventionnelles des bords de mer et de leurs habitants mises aux murs.
Les paysages côtiers occupaient également Newfoundlings de Michael Snow, présentée au Prefix Institute of Contemporary Art, bien que les explorations cinématographiques fussent plus oniriques. Quatre vidéos montraient les espaces de l’eau, de la terre et de la végétation et exploraient la façon dont on perçoit le temps et le mouvement. Ces expériences ludiques évoquaient également des lieux : dans Solar Breath (Northern Caryatids) (2002), les sons de bord de mer servaient de trame sonore à une boucle vidéo d’un rideau rose-saumon soulevé par la brise qui laissait entrevoir l’extérieur, puis était brusquement aspiré en un petit hap. De temps en temps, des voix et des bruits d’ustensiles rappelaient une présence derrière la caméra. Sur un petit écran de télévision, Sheeploop (2000) attirait l’attention vers la courbe d’un pré surplombant l’eau écumante de l’océan. Lentement, des moutons apparaissaient dans le champ visuel pour paître, puis en sortaient, répétitivement, au rythme de la côte.
L’artiste canadien établi en Grande-Bretagne Mark Lewis partage avec Snow un goût pour les expérimentations audio visuelles, comme le prouvent les trois nouvelles œuvres vidéo tirées de sa série Canada projetées sur les murs du Musée des beaux-arts de l’Ontario (AGO). Tout comme Snow, Lewis explore de nouvelles façons de filmer ; le medium devient son propre agent : on apprend à connaître la caméra, ce qu’elle peut faire et ce qu’elle voit, on nous invite même à reconsidérer sa place culturelle. Mais au contraire de Snow, chez qui la caméra entretient un contact intime avec des lieux ruraux, Lewis – avec sa caméra mobile, détachée de son sujet, parfois installée sur un drone – parcourt les espaces urbains de son œil vorace, omniscient. Valley (2017) est une œuvre qui témoigne de ce style panoramique et dans lequel le paysage est contemplé froidement. Dans cette vidéo, le territoire sujet à exploration est l’étalement urbain d’un coin de la vallée de la rivière Don, près de Toronto. Le regard critique de la caméra survole avec lenteur la maigre nature qui y survit : squelettes d’arbres incolores, végétation rachitique et déchets bordant le cours d’eau ; un boulevard avec les autos qui y filent, un chemin de fer, des entrepôts couverts de publicités ; de temps en temps un joggeur sur une piste cyclable. Au milieu de ces scènes, la caméra explore les compositions abstraites que créent les lignes haute-tension contre le ciel, la découpe rationnelle de l’espace moderne. Plus directe, la caméra survole de près un Amérindien sous un pont, hors de son abri de fortune ; il y rentre alors qu’une neige tombe qui recouvre la scène. Et la caméra poursuit son vol.
Dans Things Seen (2017), la caméra plus menaçante exprime des tendances prédatrices. C’est un jour nuageux sur une grande plage déserte du lac Ontario et la caméra se précipite sur sa proie, une femme qui sort de l’eau vêtue d’une combinaison de plongée. Celle-ci ne prête d’abord pas attention à ce voyeur hostile qui est sur ses traces, mais elle finit par le confronter alors qu’il s’approche d’elle en tournant. Cette femme, une version moderne de l’audacieuse Olympia (1863) de Manet, se défend contre le regard invasif, le repousse et retourne à son amusement solitaire dans ce paysage lacustre.
Une autre exposition, Habitat de Luis Jacob, à la Gallery TPW faisait plus directement allusion à la façon dont l’espace colonise et délimite les corps par le développement urbain et les technologies de la représentation. L’installation Sightlines retraçait au moyen de cartes postales historiques aux murs d’une des salles, la transformation de Toronto en royaume du condominium. L’esthétique moderniste qui fait son apparition à Toronto avec le Dominion Centre de Mies van der Rohe en 1967, symbole des nouvelles valeurs de la finance mondiale, effaça petit à petit et recouvrit, réécrivit les structures coloniales d’origine.
Dans une autre pièce plus spacieuse était affiché un plan grand format du Ward, ce quartier historique du centre de Toronto qui abritait autrefois les gens les plus pauvres et fut rasé pour faire place à la nouvelle capitale financière du Canada. Les deux installations de cette autre pièce visaient à faire découvrir les personnes réelles et la culture invisibles des vieilles cartes postales. La dernière œuvre de l’exposition, Album XIV, consistait en une longue rangée de petits collages d’images médiatiques laminés qui réitéraient avec insistance, mettaient de l’avant certains motifs, certains processus de division visuelle, de délimitation et de contrôle des espaces et des identités : des images dans des images ; des plans de ville, des maquettes, des plans d’architecture ; des carrés et des lignes ; des façons de produire ou de regarder des images, en particulier des films ; des expositions où circulent des gens. L’irrépressible besoin de diviser l’espace rationnellement, présent dans les premières images, était remis en question par les dernières qui, dans leur représentation de la démolition et de la distorsion des espaces et des constructions privés laissent entrevoir une possible libération, un possible renouveau.
Au haut des murs, Public Domain, une suite de petites affichettes peintes à la main reprenait les thèmes de la destruction et du recouvrement et offrait des références parfois reconnaissables à une culture torontoise disparue. Ces panneaux reprenaient l’écriture cursive colorée au style caractéristique qui ornait jadis les murs du marché populaire Honest Ed’s Warehouse, aujourd’hui à l’abandon. Wayne Reuben, l’artiste des affiches d’origine, fut persuadé par Luis Jacob de peindre cette ultime série. D’ici peu, cet endroit historique, autrefois important pour les immigrants qui sont venus, génération après génération, chercher leur lot de marchandises abordables, sera remplacé par des condos, effaçant un important pan de l’histoire de Toronto. En plus de cette réécriture des espaces culturels, il y avait l’inclusion idéologique du corps et de l’identité sociale. Les images – inséparables de ces processus – qui aident à cette colonisation des esprits, peuvent tout aussi bien lui nuire. Le festival a donc laissé une grande place aux artistes qui s’interrogent sur les notions de genres, d’identités sexuelle et raciale.
L’exposition de Suzy Lake au Ryerson Image Centre (RIC) et le catalogue qui l’accompagne, publié par Steidl, faisaient partie du Prix de la photographie Scotiabank 2016. Si l’espace que l’AGO consacrait à son exposition l’année dernière était vaste, sa réduction semble avoir forcé à choisir des œuvres qui paraissaient plus à même de montrer les explorations personnelles de la construction et des contraintes de l’identité. Il était important pour la commissaire Gaëlle Morel de retracer le cheminement artistique de l’artiste et de montrer les liens entre l’idée et sa réalisation ; c’est ce qui explique que des impressions, des notes sur ses œuvres et des échantillons des travaux de Lake à divers moments de sa carrière étaient présentés. Dans son œuvre, le corps est le lieu de l’identité et des relations de pouvoir. C’est par des performances qui mettent en scène son corps que l’artiste creuse les notions de devenir et de résistance, et par des photographies qu’elle en dévoile les résultats. Les œuvres allaient des premières photos noir et blanc de la série de performance Choreographed Puppet (1976/2007–2015) où son corps est retenu par des rubans, aux œuvres récentes plus subtiles qui poussent plus loin l’exploration de la technique photographique. Pour la série Fascia (1997–1999), elle a imprimé des photographies sépia de son dos sur un papier couvert de résine pour produire une matière rosée semblable à de la peau, qu’elle a découpées en forme de jupon ou épinglées comme des insectes dans des boîtiers.
Un autre artiste, le Montréalais d’origine marocaine 2Fik, mettait en question son identité d’homme musulman. À la Koffler Gallery, un programme de grands tableaux, His and Other Stories – des photographies très retouchés au ton humoristique – illustrait une histoire inventée de toutes pièces dans laquelle un ensemble de personnages, tous joués par l’artiste, se partageaient la vedette. Les plus importants étaient le prêtre musulman hypocrite, sa femme conservatrice et la maîtresse du premier – l’artiste revêtant respectivement l’habit du prêtre, le voile et des sous-vêtements aguichants. Dans un superbe pastiche de la Grande Odalisque (1814) d’Ingres, 2Fik fait appel à tous les clichés pour mieux les détourner. Combinant l’esclave du harem et la ménagère (gants de caoutchouc roses et plumeau en guise de palme), il jette un regard provocateur par-dessus son épaule au spectateur. La scène finale de cette fiction présentée en vidéo et en photo résout tous les problèmes d’identité en un instant dramatique, clin-d’œil à La mort du général Wolfe (1770), de Benjamin West : le meurtre d’Abdul, surmoi islamique, libère les autres personnages de leurs identités conflictuelles. Comme pour Suzy Lake, la libération de 2Fik a lieu grâce aux moyens créatifs des idées et des concepts et de la matière.
De nombreuses autres expositions exploraient des thèmes liés à l’identité. L’exposition Free Black North à l’AGO présentait des ferrotypes et des photos-cartes de visite du XIXe siècle d’anciens esclaves ou de leurs descendants qui, après avoir traversé la frontière canadienne grâce à l’Underground Railway, se sont établis en communautés. Mais s’ils échappèrent ainsi à l’esclavagisme américain, ils ne purent échapper au racisme canadien. Dans ces portraits d’atelier, ils sont vêtus de leurs plus beaux habits et forcent l’admiration. Par le biais de cartels et d’entretiens filmés, l’exposition déboulonnait le vieux mythe d’un Canada juste, accueillant envers les étrangers de toutes les cultures. L’établissement de communautés d’anciens esclaves était aussi au cœur de la projection de Deanna Bowen dans l’exposition The Family Camera, au Musée royal de l’Ontario. On y suivait le voyage en voiture de l’artiste partie établir des liens avec des communautés d’anciens esclaves aux États-Unis. Les portraits au gel transfert de membres de la diaspora guyanaise par Sandra Brewster, la récipiendaire du prix Gattuso 2017, avec leurs visages imprécis faits de traits hachurés, donnaient l’impression d’une identité morcelée, instable. Souvenir, quatre vidéos d’artistes des Premières Nations présentées au RIC et qui consistaient en un montage d’images d’archives de l’ONF avaient une force certaine. Sisters & Brothers (2015), une vidéo de l’artiste interdisciplinaire Kent Monkman superposant des images de jeunes victimes des « pensionnats autochtones » et de scènes documentant l’extermination du bison des Plaines, constituait une charge puissante et émouvante contre les ravages de la colonisation.
Les bisons refaisaient leur apparition dans It’s All Happening So Fast: A Counter-History of the Modern Canadian Environment, un survol de l’histoire des catastrophes environnementales au Canada. L’exposition de l’Art Museum à l’Université de Toronto présentait un ensemble de documents médiatiques et d’œuvres de différents artistes qui donnaient une somme d’informations au sujet des principaux désastres environnementaux en sol canadien. Un des désastres dont il était question s’est produit au Nouveau-Brunswick en 2013 lorsque la torchère d’une compagnie de gaz naturel causa la mort de 7500 oiseaux migrateurs. Les visiteurs de The Natural Order, du photographe Thaddeus Howlonia à la Corkin Gallery pouvaient contempler des clichés des corps calcinés sur fond blanc. Si les amendes peu élevées que durent payer Irving Oil Ltd. et Respsol ne peuvent compenser ces morts, les oiseaux fixés sur le papier perpétuent le souvenir. Sans doute les images ont-elles le pouvoir de critiquer, de condamner, de déstabiliser les actes de violence, les abus de pouvoir… et même les mythiques cent-cinquante ans du Canada.
Traduit par Mathias Lessard
[Numéro complet disponible ici : Ciel variable 108 – SORTIE PUBLIQUE]