Justin Wonnacott, Pictures of Art – Laurent Vernet, Regard oblique sur les œuvres d’art dans les espaces publics

[Hiver 2018]

Par Laurent Vernet

Une « obsession » : c’est ce mot qu’emploie le photographe Justin Wonnacott pour expliquer son ambitieux projet Pictures of Art (Images d’art)1. Cette série, qui compte jusqu’ici 350 images, a pour sujet les œuvres que l’on retrouve dans les espaces et lieux publics (monuments, œuvres d’art public et intégrées à l’architecture, graffitis) de la région de la capitale fédérale. Le corpus de quelque quatre-vingt photos présenté à l’été 2017 au centre d’artistes gatinois AXENÉO7, dans le cadre de l’événement À perte de vue, n’en est donc qu’un extrait, d’autant que rien n’indique que cette exploration cessera à court terme. S’inscrivant dans la programmation estivale À perte de vue, qui comprenait d’impressionnantes installations monumentales créées principalement pour les terrains de soccer de La Fonderie – ce bâtiment municipal dont les plateaux sportifs sont fermés durant les mois les plus chauds de l’année –, la présentation de Wonnacott posait différemment la question de l’échelle et du paysage. Disposées les unes à la suite des autres, les photos tranchaient dans ce contexte par leur petit format, en rupture également avec l’ampleur des objets qu’elles donnent à voir. Précisons que la forme finale de ce projet, selon l’une des contraintes de travail que s’est données l’artiste, est le livre, qui s’inscrit dans un rapport personnel, voire intime. Extraits de leur milieu de vie usuel, de ces lieux que l’on fréquente au quotidien, monuments et œuvres d’art public deviennent des images à part entière à travers le regard de Wonnacott, qui avoue d’ailleurs que ses photos ne les montrent pas toujours sous leur meilleur jour.

Pour cette recherche, l’artiste se fait flâneur, déambule dans la région et jette un regard neuf, curieux et étonné sur son environnement. S’il se perçoit comme un « art user » et non comme un expert2, les interrogations qui sous-tendent sa réflexion s’apparentent plutôt à celles d’un sociologue de l’art : « Les questions que je me pose constamment sur les œuvres : Quelle est sa raison d’être ? Qui l’a financée ? Va-t-elle durer ? Devrait-elle durer ? Pourquoi a-t-elle cette apparence ? Quelles histoires sont à l’origine de sa création ? Et, avant tout, quels sont ses enjeux politiques ? » La force de ces images réside dans le fait que le spectateur se pose, devant elles, précisément ces mêmes questions sur les fonctions et les usages des œuvres d’art dans les espaces publics.

Le parcours qui prend forme à travers les photos que le corpus met en relation offre de multiples pistes de lecture. Pictures of Art prend les allures d’une psychogéographie d’Ottawa-Gatineau, cristallisant une dérive développée autour de ces œuvres que l’on qualifie de publiques. Le résultat, s’il permet en premier lieu de s’étonner du nombre important de pièces sur le territoire investi, incite à une réflexion sur l’effet des politiques de commémoration et d’art public sur le paysage urbain. Quelle vision de la nation, par exemple, peut-on interpréter au regard des projets commémoratifs initiés ou inaugurés sous le gouvernement conservateur de Stephen Harper (2006–2015) ? Les commentaires de Wonnacott à ce sujet sont subtils, mais critiques. Les sept personnages du groupe sculptural qui rappellent la guerre de 1812, Triomphe grâce à la diversité (2014) d’Adrienne Alison, premier monument militaire sur la colline parlementaire, sont armés et prêts à l’assaut. La photo nous montre le monument au moment où une femme asiatique passe à proximité, comme si elle allait se faire attaquer par le guerrier autochtone en bronze qui pointe dans sa direction. Avec ironie, l’artiste demande : la diversité canadienne a-t-elle triomphé et, si oui, à quel prix ? Ou encore, le Monument aux pompiers canadiens (2012) de Douglas Coupland et Mary Tremain est photographié durant sa construction. Le personnage anonyme de grande dimension, à la patine dorée, se tient debout, seul au milieu d’un chantier, protégé par un filet de plastique orange qui peine à tenir. Cela peut évoquer la réelle solidité de cette identité nationale que l’on tente obstinément de bâtir sur le dos de héros. N’est-ce pas d’ailleurs l’instrumentalisation de ces demi-dieux que Wonnacott met en scène, quand il ne montre que les jambes d’une statue de Terry Fox de 1983 conçue par John Hooper, à côté d’un citoyen qui se tient les bras croisés derrière lui ?

L’artiste interroge les rapports que nous entretenons avec ces objets ; les fonctions qu’ils peuvent avoir dans notre vie sociale. Plusieurs photographies mettent en relation des œuvres et des usagers des espaces publics. Dans ces compositions, les monuments sont souvent cadrés de manière serrée, pour n’insister que sur un détail de la composition. De l’hommage à sir John A. Macdonald de 1895 par Louis- Philippe Hébert on ne distingue, à l’avant-plan, que le corps féminin d’une figure allégorique tenant un drapeau, alors qu’en marge de la composition, quelques personnes assises sur l’emmarchement du monument ou à une table à pique-nique sont visibles. Abordant aussi la question du poids de l’histoire, celle où l’on voit Guide Anishinabe (1918) de Hamilton MacCarthy joue habilement sur l’équivoque d’un homme assis derrière la représentation d’un homme issu des Premières Nation ; en se couvrant le visage de la main pour ne pas pouvoir être identifié dans ce contexte, ne semble-t-il pas exprimer la honte ou la tristesse au regard du sort réservé à ces populations ? Par ailleurs, des œuvres contemporaines font l’objet de cette même réflexion. Veneration of the Blue Collar Worker (Vénération du col bleu) (1973) de Gathie Falk fait partie de la routine des fonctionnaires qui fréquentent la cafétéria de l’édifice Lester B. Pearson, l’intégration de l’œuvre s’étendant même au mobilier et au plancher de la salle qui reprennent les couleurs de la murale. Les mêmes questions animent les photos qui présentent The Builders (Les bâtisseurs) (1989) de Stephen Brathwhaite, qui sert d’étrange scénographie au conseil municipal ; Bambini (2013) de Chantal Gaudet, autre décor singulier pour une procession religieuse qui se déroule sous surveillance policière ; ou encore la délibérément kitsch Community Channel (Voie communautaire) (2014) d’Andrew O’Malley, qui montre des silhouettes aux profils variés se rassemblant et sous lesquelles des usagers se sont réunis.

Pictures of Art est en outre une étude des nombreuses dynamiques qui, à différents niveaux, donnent forme à la ville. Les activités économiques sont l’arrière-plan de Spiral Strenght (Résistance en spirale) de Don Foulds, visibles dans ces bannières qui indiquent que le local commercial dont la sculpture marque la devanture est à louer ; même chose dans cette image présentant un détail de The Hunt (La chasse) (1986) de Christopher Keene, qui semble servir à faire la promotion d’une banque. Pour sa part, une œuvre sans titre de Jean- Paul Mousseau introduit à l’inverse un guichet automatique bancaire. Dynamique d’un autre ordre, l’impact saisonnier des opérations de déneigement sur l’art public est visible dans la photo de The Wellington Marbles (2010) de Marcus Kucey-Jones et Ryan Lotecki. Aussi, le traitement préoccupant réservé à certaines œuvres dans l’environnement urbain est abordé, par la mise à jour du fait que Balancier (1988) d’Yves Guérin se trouve dans un site désormais abandonné.

De manière oblique, Wonnacott fait le portrait de la scène artistique contemporaine, en montrant comment Pierre Bourgault, Marie-France Brière, Germaine Koh, Gary Neil Kennedy, Jean-Yves Vigneau et Catherine Widgery, parmi plusieurs autres, façonnent le paysage de la région de la capitale. Le photographe donne du coup une voix à ces artistes, incluant ceux qui s’expriment à travers le graffiti. C’est peut-être dans ces photographies qui figent à tout jamais ces gestes clandestins et éphémères que l’artiste révèle, par son traitement de la couleur et la lumière, sa sensibilité, cette fascination pour le travail des autres qui lui (nous) permet de voyager dans les espaces publics.

1 Sauf si précisé, les propos de l’artiste cités ou évoqués sont tirés de son texte de présentation de l’exposition Pictures of Art : axeneo7.com/fr/imagesdart-justin-wonnacott/.
2 Voir : justinwonnacott.photography/bob

  

Détenteur d’une maîtrise en histoire de l’art et d’un doctorat en études urbaines, Laurent Vernet s’intéresse aux interactions que suscitent les œuvres d’art exposées dans des espaces publics. Il est le récipiendaire du prix Jean-Pierre-Collin 2016 de la meilleure thèse en études urbaines. Ses textes sur l’art contemporain ont été publiés dans diverses revues québécoises (ESPACE art actuel, Spirale, Ciel variable) et ses recherches ont fait l’objet de publications dans des ouvrages collectifs, dont Urban Encounters: Art and the Public (McGill-Queen’s University Press, 2017). Commissaire au Bureau d’art public de la Ville de Montréal, il enseigne à l’Université du Québec à Montréal et collabore comme chroniqueur « art public » sur les ondes de CIBL.

Justin Wonnacott est un artiste photographe dont la pratique s’étend sur quelque quarante ans. Il a réalisé un grand nombre de séries photographiques, dont la plupart ont fait l’objet de publications. Pictures of Art est le dernier en date. Son travail est représenté dans plusieurs collections institutionnelles au Canada, dont celles du Musée des beaux-arts du Canada, de la Galerie d’art de l’Université Carleton, du Centre de l’image de l’Université Ryerson et de la Galerie d’art d’Ottawa. Wonnacott a reçu le prix Karsh, de la Ville d’Ottawa, en 2005, et a été admis comme membre de l’Académie royale canadienne, en 2009. Il enseigne au département des arts visuels de l’Université d’Ottawa. www.justinwonnacott.photography

[Numéro complet disponible ici : Ciel variable 108 – SORTIE PUBLIQUE]

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