Gabor Szilasi, Le monde de l’art à Montréal, 1960-1980 – Zoë Tousignant, De l’émotion dans les archives photographiques

[Hiver 2018]

L’exposition Gabor Szilasi – Le monde de l’art à Montréal, 1960–1980 est présentée au Musée McCord de Montréal du 8 décembre 2017 au 8 avril 2018.

Par Zoë Tousignant

Le photographe Gabor Szilasi naît en Hongrie en 1928 et immigre au Canada en 1957. Peu après son arrivée à Montréal, il se met à prendre des photos des nombreux vernissages auxquels lui et sa femme, l’artiste Doreen Lindsay, sont invités. Durant les décennies qui suivront, il photographie ce qui constitue un impressionnant témoignage sur les personnes et les lieux qui ont fait l’histoire de l’art au Québec et au Canada. Même si Szilasi continue de documenter des vernissages jusqu’au début des années 1990, la majeure partie de cette œuvre est constituée de photographies prises dans les années 1960 et 1970. Cet ensemble d’images, constitué de quelque 3600 négatifs 35 mm (photographies prises principalement avec un Leica M4 muni d’un objectif Leitz Summicron 35 mm) est, parmi tous les projets du photographe, celui qui est le plus étroitement lié à sa vie personnelle. Il réussit à saisir les premiers temps de son intégration dans le monde artistique montréalais, un monde qui va devenir son point d’ancrage et son chez soi.

À l’exception de quelques photographies présentées lors de la rétrospective L’éloquence du quotidien1, en 2009, ces archives n’ont jamais été montrées au public, bien que le photographe souhaite depuis les années 1990 (époque où il cessa peu ou prou de photographier les vernissages) s’en servir pour un projet. Lindsay souhaite aussi depuis longtemps que ces photos soient vues ; elle connaît mieux que personne leur place dans l’œuvre de Szilasi et sait l’importance de leur témoignage pour la vie artistique. Dans le monde de l’art, les vernissages sont pour les artistes une rare occasion de sortir de la solitude de leur atelier et de se rassembler. Les photos des vernissages que Szilasi réalise parallèlement aux portraits d’artistes et aux travaux documentaires de commande sur des œuvres d’art fournissent une preuve visuelle – sans équivalent – du sentiment de communauté qui animait les artistes montréalais de cette époque.

Les choses étant ce qu’elles sont, il aura fallu près de vingt ans pour qu’une sélection substantielle de cette œuvre soit tirée et exposée. Entre le moment où elles ont été prises et leur exposition (les plus vieilles ont près de soixante ans), les photos ont acquis une valeur de documents historiques. Puisque la plupart des galeries et des gens qu’on y voit ont disparu, ces photographies jouent le rôle de souvenirs, d’archives, un rôle qui aurait été de moindre importance fussent-elles exposées avant.Non négligeables, aussi, les quatre-vingt-dix ans de Gabor Szilasi : ce qu’il a fait avec cette exposition consistait plus que tout à revisiter des archives peuplées par ses amis, ses connaissances, parmi lesquels plusieurs ne sont plus de ce monde. Une réflexion sur la mort et le passage du temps était donc inévitable lors de ce retour dans le passé. L’archive est pour le photographe indissociable de sa vie.

Szilasi m’a demandé de collaborer avec lui sur ce projet car il se disait que l’écart d’âge entre nous me permettrait d’apprécier son œuvre avec plus d’objectivité. S’il désirait que je l’aide à choisir les images, c’est qu’il croyait qu’en travaillant seul il serait inévitablement attiré vers les photos de ses amis et laisserait de côté d’autres bonnes images. Mais en réalité, ce fut très différent (eh oui, Gabor). Comme je m’en suis rapidement aperçue lorsque j’ai jeté un coup d’œil à la centaine de planches-contacts qui constitue les archives, ces images avaient pour moi aussi une grande importance. J’ai grandi dans une famille artistique dans les années 1980 et sur les photos, plusieurs des personnes m’étaient familière : certaines avaient joué un rôle principal sur la scène affective de mon enfance, d’autres un rôle secondaire. Mes parents, Claude Tousignant et Judith Terry, nous amenaient, ma sœur Isa et moi, à de nombreux vernissages ; c’étaient nos sorties familiales à nous. Je me rappelle des vernissages comme d’événements divertissants et joyeux où on me présentait des gens souriants, légèrement ivres. Comme mes parents étaient heureux de voir leurs amis, j’étais heureuse aussi.

Mais si, d’un côté, j’attribuais la familiarité que je ressentais pour les photos de Szilasi à mon expérience personnelle, d’un autre elle était due à un savoir qu’on m’avait transmis : ces photos représentaient une époque dont on m’avait dit beau- coup de choses, bien que je ne l’eusse pas connue. D’aussi loin que je me souvienne, mes parents nous racontaient avec plaisir, et sans même un encouragement, d’invraisemblables anecdotes du monde de l’art (souvent lors de vernissages) des années 1960 et 1970. La découverte des archives de Szilasi fut donc pour moi une expérience curieuse et euphorisante. Les histoires entendues depuis mon enfance acquéraient tout à coup une réalité photographique. J’avais l’impression d’avoir déniché dans un vieux grenier un album de photos de famille oublié pendant des années. Les planches-contacts que je parcourais illustraient des histoires qui m’avaient été communiquées surtout oralement.

Il devint évident qu’il me serait difficile de garder, devant ce projet, une distance, un regard scientifique sur l’œuvre. Une telle approche m’aurait semblé fausse, inauthentique, j’aurais eu l’impression de sacrifier mon expérience personnelle au nom d’une objectivité en laquelle je ne crois pas vraiment. Plus important encore, si les photographies de Szilasi me marquaient si fortement, grandes étaient les chances qu’elles aient des effets semblables chez d’autres. Mon travail fut donc de trouver des stratégies d’intégration de l’émotion comme élément productif de l’activité curatoriale. L’idée étant d’accepter – et de prendre au sérieux – la dimension nostalgique, voire sentimentale de l’expérience photographique. Les photos ont une capacité de nous toucher qui est bien connue et bien documentée ; cependant, laisser l’émotion prendre une place dans l’espace d’exposition et miner la lecture d’une photographie qui aurait pu être vue comme pure documentation – mais sans pour autant effacer la voix auctoriale du photographe – ne me paraissait pas aller de soi.

Les photographies de Szilasi constituent sans aucun doute d’importants documents socio-historiques qui témoignent d’une époque, d’un lieu, mais chacune est aussi le symbole d’une histoire personnelle : non seulement pour le photographe ou pour moi, mais pour la collectivité. Ces images représentent les histoires personnelles d’un passé commun. La communauté artistique montréalaise de l’époque ignorait jusqu’à maintenant que ces anecdotes historiques avaient été immortalisées. Qui avait vécu en ce temps se rappelait que Szilasi se présentait toujours aux vernissages avec son Leica, sans pour autant s’imaginer qu’il accumulait une somme si importante d’images. À l’exception des rares privilégiés qui avaient entendu parler de ces documents d’archives (conservés au domicile de l’artiste pendant plus de cinquante ans) ou avaient eu la chance d’y jeter un œil, nul n’avait conscience de leur existence. Générosité incarnée, Szilasi fait de ce projet un cadeau et rend à la communauté ce qu’elle lui a donné.
Traduit par Mathias Lessard

1 L’exposition Gabor Szilasi. L’éloquence du quotidien a été conçue par David Harris et réalisée par le Musée d’art de Joliette et le Musée canadien de la photographie contemporaine, à Ottawa. L’exposition a ensuite voyagé à la Kelowna Art Gallery, en Colombie-Britannique, au Musée McCord de Montréal et au Ryerson Image Centre de Toronto.

 
Zoë Tousignant est une historienne de l’art, spécialiste de la photographie canadienne. Elle occupe actuellement les postes de conservatrice adjointe pour la collection de photographie du Musée McCord et de commissaire chez Artexte.

Gabor Szilasi a produit au fil des ans un portrait d’ensemble remarquable de la collectivité québécoise et de l’urbanité montréalaise. Son travail a fait l’objet de nombreuses expositions et acquisitions ici comme à l’étranger. Deux rétrospectives lui ont été précédemment consacrées, par VOX puis par le Musée d’art de Joliette. Né à Budapest en 1928, il vit et travaille à Montréal depuis 1958. Il a enseigné la photographie à l’Université Concordia, à Montréal, de 1979 à 1995. Le prix Borduas lui a été octroyé pour l’ensemble de sa carrière en 2009.

[Numéro complet disponible ici : Ciel variable 108 – SORTIE PUBLIQUE]

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