La photographie au Canada 1960-2000, De l’art photographique au monde des images – Pierre Dessureault

[Hiver 2018]

Par Pierre Dessureault

Il apparaît de plus en plus improbable d’examiner la photographie et son histoire en faisant l’économie de ses protocoles de production, de ses stratégies de diffusion et de ses contextes de conservation et de mise en valeur dans les collections publiques. À cet égard, Andrea Kunard situe d’entrée de jeu son entreprise1 : « Autant une sélection d’œuvres met en lumière certains objets, autant elle dit quelque chose sur l’histoire des institutions et de la culture, et sur les valeurs rattachées à l’acte de collectionner. Les collections muséales sont, en général, des entités hétéroclites qui reflètent les préoccupations qu’ont eues, au fil du temps, les différents conservateurs, directeurs et donateurs2. »

L’histoire qui structure le propos de Kunard, développée en détail dans le catalogue qui accompagne l’exposition, n’est pas linéaire et totalisante, pas plus qu’elle ne vise à mettre en lumière les grands courants artistiques et les catégories esthétiques qui ont jalonné l’évolution du médium au cours de quatre décennies. Elle retrace plutôt les façons dont la photographie a été pensée à un moment donné et la manière dont ces conceptions ont été mises en œuvre par le MBAC et le Musée canadien de la photographie contemporaine (MCPC) pour former deux collections et constituer un patrimoine que l’on peut aujourd’hui situer dans le développement des pratiques culturelles qui ont marqué une époque.

La période choisie correspond à une étape particulière de l’évolution du médium autant au Canada qu’à l’étranger. Les années 19603 et les décennies suivantes sont marquées, d’une part, par l’accession de la photographie au domaine de l’art – avec toute la part d’ambiguïtés et de polémiques que comporte un débat hérité du XIXe siècle – et d’autre part, par la reconnaissance de la pluralité des pratiques qui l’inscrivent dans le vaste champ des productions centrées sur l’image. Nous assistons au passage d’une photographie attachée à la description du réel et aux codes esthétiques hérités des avant-gardes des années 1920 et de la photographie pure des années 1930–1950 à une prolifération d’approches, à une diversification des protocoles et des codes de production d’images, ainsi qu’au brouillage des frontières entre les genres canoniques jusque-là en vigueur, au profit d’une recherche de nouvelles formes d’expression, de stratégies narratives inédites et de vocabulaires plastiques novateurs qui se pencheront sur des sujets jusqu’à ce jour inexplorés.

À cette période d’innovation correspond l’institutionnalisation du médium. Bien que la photographie fasse déjà partie des activités de la Galerie nationale (maintenant le MBAC) et du Service de la photographie de l’Office national du film (l’ancêtre du MCPC) depuis plusieurs décennies, la fin des années 1960 va voir la re- connaissance par le Conseil du Trésor de trois collections nationales complémentaires représentant « trois points de vue sur l’histoire de la photographie : la documentation canadienne et les archives photographiques aux Archives ; l’histoire internationale de la photographie en tant qu’art à la Galerie nationale ; la représentation des courants esthétiques et sociaux par la photographie canadienne contemporaine au Service de la photographie de l’ONF4 ».

La collection de photographies du MBAC, créée en 1967, s’attache à une vision historique et internationale de la « photographie en tant qu’art ». Pour James Borcoman, son fondateur :

[l]a photographie est la mémoire visuelle de l’humanité, une banque de renseignements, le témoin de ce que nul n’a vu ou ne verra jamais de ses yeux. Les images qu’elle produit peuvent donner le reflet du monde ou la vision du photo- graphe. Le plus troublant, c’est qu’elles peuvent nous révéler à nous-mêmes. La photographie présente le modèle d’un instant qu’on a choisi et cristallisé avant de l’offrir à notre contemplation. Les relations ambivalentes qui existent dans une photographie entre les diverses réalités – réalité de l’uni- vers matériel, réalité objective et réalité subjective, réalité et fiction – stimulent, intriguent et exigent que nous nous interrogions sur la signification du monde qui nous entoure. Enfin, dernier défi, la photographie nous contraint à prendre la mesure spirituelle de la réalité5

Cette approche est en phase avec les idées de l’époque sur la spécificité visuelle de la photographie qui, si elle revendique une place dans le domaine des beaux-arts en tant qu’expression d’une vision personnelle du monde, entend affirmer sa nature de machine et de processus physicochimique de production d’images. Cette vision trouve son expression la plus achevée dans les travaux de l’historien de la photographie Beaumont Newhall, dont se revendique Borcoman, pour qui le point unificateur des styles photo- graphiques qui se sont succédé au cours de l’histoire réside dans « l’utilisation directe de l’appareil photo pour ce qu’il fait le mieux, la révélation, l’interprétation et la découverte du monde de l’homme et de la nature. Le plus grand défi auquel le photographe doive se mesurer consiste à exprimer l’intériorité dans une forme matérielle6. »

Dans cette perspective essentialiste de l’image comme objet esthétique, la collection du MBAC se développera en mettant l’accent sur la constitution d’ensembles significatifs de la production d’un individu ou révélatrice d’une époque ou d’un mouvement plutôt que sur le chef-d’œuvre unique emblématique qui a infléchi le cours de l’histoire de sa discipline comme c’est le cas des beaux- arts. Cette manière, si elle calque en quelque sorte le mode de production propre au médium qui est celui de la prolifération, fonde, au-delà du simple fait de leur conservation, les études à venir sur ces ensembles et leurs résonances historiques dans le développement des pratiques : « Si une ou deux images nous en disent assez peu sur le vocabulaire et les intérêts du photographe, un nombre plus important nous ouvre la porte de la compréhension7. » Bien que la constitution de vastes corpus soit l’objectif du MBAC, l’unité fondamentale sur laquelle repose l’ensemble est le tirage d’exception dans lequel s’incarnent de manière tangible les caractères qui font la spécificité du médium et dans lequel les spectateurs peuvent apprécier « les plaisirs sensuels de la ligne et de la teinte qui sont si intimement liés au potentiel expressif de l’œuvre originale – cette épreuve qui sort de la chambre noire, qui est le produit de la main du photographe travaillant de concert avec son œil et son esprit8 ».

Étant donné le mandat historique et international de la collection, la production canadienne contemporaine y occupe la portion congrue et on s’y intéressera en autant qu’elle se mesure au meilleur de la création internationale et qu’elle s’inscrive dans les grands courants du moment. Par ailleurs, le département d’art contemporain du MBAC collectionne, dans une toute autre perspective, des travaux d’artistes canadiens contemporains qui utilisent la photographie comme matériau capable de structurer des idées et comme véhicule dans la remise en question de la nature de l’œuvre d’art et de ses protocoles de production. Deux contextes, celui de la photographie artistique et celui de l’art contemporain, confèrent au médium ses lettres de noblesse tout en lui reconnaissant un statut particulier et une position distincte dans le monde des images.

Si le développement de la collection de photographies du MBAC adopte une trajectoire linéaire, encadré par les pratiques muséales rigoureuses propres à l’institution, le parcours du Service de la photographie de l’ONF est plus accidenté : à l’origine unité de production et banque d’images chargée de l’information gouverne- mentale au sein de l’ONF dont la mission était de créer et de diffuser une vision institutionnelle de la nation et de ses avancées, le Service se réinventera et se métamorphosera au fil des quatre décennies couvertes par l’exposition. Ce qui ne changera pas, c’est son domaine d’activité : la photographie canadienne qui se fait9.

Ainsi, il faut distinguer au sein de la collection dans son état actuel d’une part le fonds d’archives constitué des travaux de commande produits à partir de 1962 en réponse au mandat du Service en tant que photographe officiel du gouvernement canadien et d’autre part la collection de la photographie esthétique créée, à la fin des années 1960, dans le but d’acquérir pour leurs seules qualités photographiques les travaux d’une génération montante de photographes témoignant de leur vision personnelle indépendamment des thématiques à caractère nationaliste jusque-là privilégiées. Les frontières entre les deux entités sont poreuses et nombre d’images du passé définies à l’origine par leur sujet et leurs caractéristiques informationnelles seront réexaminées et jugées au fil des ans sous l’angle de leurs qualités plastiques distinctives et mises en valeur dans la collection de la photographie esthétique.

La période 1960–1984 verra le Service se poser en diffuseur de la multiplicité des points de vue sur le médium et de la pluralité des pratiques qui occupent l’actualité par le biais des expositions présentées à la Galerie de l’Image inaugurée en 1967 et diffusées par la suite à la grandeur du pays ainsi que par un ambitieux programme de publications lancé la même année. Loin des protocoles rigides d’une collection muséale, « les termes ici et maintenant décriraient le mieux le champ d’action de l’institution10 ». Le Service tranche dans le vif de la production du moment, acquiert des ensembles qu’il juge représentatifs, les structure pour en faire ressortir la cohérence et mettre en lumière leur pertinence tant dans l’ensemble de la production canadienne que dans l’évolution des pratiques individuelles. Pour le Service, production, acquisition et diffusion sont synonymes et représentent trois étapes d’un même continuum. Innovation et expérimentation servent de justificatif à un éclectisme qui tient lieu de discours critique et fait coexister des pratiques volontiers antagonistes.

En 1983, le conseil d’administration de l’ONF adopte des principes directeurs pour le Service qui viennent clarifier et encadrer la mission et les façons de faire mises en œuvre jusque-là qui – bien que celles-ci aient évolué au fil des ans – sont toujours de conserver, interpréter et diffuser la photographie canadienne contemporaine dans ses aspects tant documentaires qu’artistiques. La création du MCPC en janvier 1985 et son affiliation au MBAC confirment ce mandat qui vient systématiser l’activité de la nouvelle institution et la mettre en phase avec les pratiques muséales. Deux publications illustrent ce parcours de banque d’images à collection muséale et témoignent de la diversité des productions conservées par le Service et son successeur : Photographie canadienne contemporaine de la collection de l’Office national du film11 retrace le développement du Service de sa création en 1941 jusqu’à 1984 alors que se clôt un chapitre fondateur de son histoire ; Beau12 célèbre l’installation du MCPC dans ses quartiers du 1, canal Rideau et présente les acquis de la collection du musée entre 1984 et 1992, période durant laquelle la nouvelle institution a consolidé sa position dans le paysage muséal en y assurant une présence par son programme d’expositions itinérantes étendu à la grandeur du pays qui lui a valu le titre de « musée en boîtes ».

Au vu de ces publications et de la provenance de la grande majorité des œuvres présentées dans l’exposition ou faisant l’objet de commentaires étoffés dans le catalogue l’accompagnant, on peut affirmer que la collection du maintenant défunt MCPC transférée en 2009 au MBAC reste la collection de référence en ce qui a trait à l’évolution de la photographie canadienne pour la période 1960–2000. À cet égard, si les notices du catalogue indiquent clairement la double provenance des images reproduites – Collection du MCPC, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa –, on se demande pourquoi les images présentées dans l’exposition ne portent pas la même mention. En effet, les photographies au même titre que les œuvres d’art s’inscrivent dans une histoire qui est celle de leur provenance, de leur vie propre définie par les contextes successifs dans lesquels elles se sont trouvées, y com- pris celui des collections. En effet, une collection procède d’un propos délibéré, d’une démarche systématique orientée par des protocoles opératoires, des idées et d’une conception de son objet, dans ce cas précis, la photographie canadienne contemporaine. La conjugaison de ces paramètres imprime une logique à la collection et affirme une personnalité qui la singularise.

Un autre chapitre s’ouvre dans l’histoire de la photographie canadienne par la récente création du l’Institut canadien de la photographie du MBAC qui regroupe sous une direction commune ces deux collections d’une grande complexité aux identités bien campées dans des parcours parallèles. Les collections, au même titre que les images, sont des créations inscrites dans le cours des valeurs du temps et sujettes à une suite ininterrompue d’examens critiques qui viennent redéfinir les territoires qu’elles occupent dans la culture.

1 Exposition organisée par l’Institut canadien de la photographie du Musée des beaux-arts du Canada, présentée à Ottawa du 7 avril au 17 septembre 2017. Exposition et catalogue l’accompagnant sous la direction d’Andrea Kunard, conservatrice associée à la photographie.
2 Andrea Kunard, La photographie au Canada 1960–2000, Ottawa, Institut canadien de la photographie du MBAC, 2017, p. 11.
3 Pierre Dessureault, « La question de la photographie », Denise Leclerc et Pierre Dessureault, Les années 60 au Canada, Ottawa, Musée des beaux-arts du Canada et Musée canadien de la photographie contemporaine, 2005, p. 114–165.
4 Martha Langford, « The Canadian Museum of Contemporary Photography », History of Photography, vol. 20, no 2 (été 1996), p. 175 ; voir aussi James Borcoman, Magiciens de la lumière. Photographies de la Collection du Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa, 1993, p. 13, et Ann Thomas, « The National Gallery of Canada », History of Photography, op. cit., p. 171–174.
5 Borcoman, op. cit., p. 12.
6 Beaumont Newhall, The History of Photography, 1839 to the Present, New York, Museum of Modern Ar t, 1964, p. 201.
7 Borcoman, op. cit., p. 13.
8 James Borcoman en introduction à l’exposition La photographie au vingtième siècle, Rochester, George Eastman House, 1967, cité par Kunard, op. cit., p. 14.
9 Je ne peux faire abstraction ici de mon point de vue d’observateur privilégié et de ma position de partie prenante au cours de mes années au Service de la photographie de l’ONF de 1971 à 1984 puis au MCPC de 1985 à 2007.
10 Langford, op.cit., p. 177.
11 Pierre Dessureault, Martha Hanna et Martha Langford, Photographie canadienne contemporaine de la collection de l’Office national du film, Edmonton, Hurtig Publishers Ltd., 1984, p. 25.
12 Martha Langford, Beau, Ottawa, Musée canadien de la photographie contemporaine, 1992.

 

[Numéro complet disponible ici : Ciel variable 108 – SORTIE PUBLIQUE]

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