Anne-Marie Proulx, Les falaises se rapprochent – Nathalie Bachand

[Automne 2018]

Galerie des arts visuels de l’Université Laval, Québec
Du 12 avril au 20 mai 2018

Par Nathalie Bachand

Il suit les traces de qqn en
sens inverse (pour voir d’où il vient)
[ʃe:ta:te:w]
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Installation photographique et sonore, Les falaises se rapprochent d’Anne-Marie Proulx rassemble des photographies, des minéraux, ainsi que quatre conversations diffusées en boucle dans l’espace. L’ensemble se présente comme un panorama superposé, un sédiment de voix et d’images du territoire qui se rencontrent au croisement des quatre points cardinaux. Les conversations sont des repères audibles, elles éclairent des lieux millénaires et un quotidien qui pourrait être celui d’hier matin.

L’artiste nous indique qu’en innu-aimun, les mots qui désignent l’est, le sud, l’ouest et le nord signifient également la direction des vents ou des courants des rivières, « ce ne sont pas des points précis, mais des forces en mouvement2. » Ces forces s’incarnent ici à travers les voix de Tanya Lalo Penashue, Mathias Mark et Mariette Mestenapeo. Tous trois sont originaires de « Pakuashipi, une communauté située sur la Basse-Côte-Nord du fleuve Saint-Laurent. Ils vivent aujourd’hui sur les rives de la Pakua Shipu, une grande rivière qui mène vers l’intérieur des terres – le nutshimit –, où les Innus vivaient traditionnellement durant la saison hivernale, suivant les hardes de caribous3. » Leur récit recouvre, comme un voile vocal – volatil et translucide – des images du territoire où la terre, la pierre, l’eau et la neige nous guident à travers une histoire qui s’inscrit dans les strates géologiques du temps. Une histoire que l’on fouille trop peu, parfois maladroitement, et qu’il faudrait entendre et réentendre en continu, avec attention.

Quatre points d’ancrage – symboliques, mais bien réels aussi – marquent l’espace de la galerie : à l’est – mamit – où le soleil se lève, on voit la photographie de l’ombre portée d’une falaise sur une autre. Du cœur de ces escarpements, on peut entendre la voix de Mathias qui nous parle de l’absenceprésence des ancêtres. Au sud – akua-nutin – se trouve une grande photographie dans laquelle l’eau douce s’entremêle à l’eau salée. Lieu de convergence et de croisements qui transporte la voix de Mathias de la Pakua Shipu jusqu’à Uepishtikuiat,

Québec en innu. À l’ouest – natimit –, un diptyque photographique révèle la main de Tanya cueillant des chicoutés. Geste simple dédoublé, temporalité décomposée comme le sont les souvenirs dont nous parle Tanya. Au nord – tshiuetin –, la photographie d’une peau de caribou est aussi un paysage montagneux, elle résonne avec l’ambivalence du langage. Passant d’une perspective à l’autre, la voix de Mariette dessine des allers-retours entre l’innu-aimun et le français : elle ramène à la lumière du jour des images enfouies dans la trame du temps. Au centre – assi – la terre. Ici les voix de Mathias, Tanya et Mariette rencontrent d’autres voix, toutes les voix qui travaillent le territoire, qui en polissent les aspérités. Ces voix sont contenues dans un livre que maintient une roche ; dans ses pages, les mots activent les paradoxes de l’existence.

Le travail photographique d’Anne-Marie Proulx excède l’image : il la déborde comme une rivière sort de son lit pour aller à la rencontre du langage. Posées à plat sur deux longs blocs rectangulaires au centre de la galerie – étroitement positionnés telles deux falaises qui se font face –, une série de dix photographies disposées parmi quelques minéraux révèlent chacune les pages d’un livre. Sur ces pages, on peut lire des mots en innu-aimun traduits vers le français. Mais il ne s’agit pas de simples mots, ce sont plutôt des formulations qui sont en fait des concepts et des symboles, des équations philosophiques et des observations allégoriques. Ce langage, rassemblé par fragments visuels, entre en dialogue avec les images photographiques sur les murs de la galerie : les mots sont alors des présences spectrales qui nous accompagnent dans l’espace. En innu-aimun, les mots deviennent des phrases : ils incorporent le mouvement de l’oralité – le vivant de l’oralité. La présence humaine se loge dans le langage, elle y dépose ses actions, ses temps d’arrêt et ses hésitations, ses anticipations et ses espoirs, ses craintes.

Là où les falaises se rapprochent, c’est là où le fleuve se rétrécit, où l’on accède au territoire, où l’on quitte les tracés sinueux, aqueux, pour s’engager dans les terres. Anne-Marie Proulx interroge ici la manière dont on entre en relation avec ce même territoire, comment on l’habite et de quelle façon on l’infuse de nos récits. Le territoire est notre liant et notre principal témoin : nos parcours, collectifs comme individuels, sont des sentiers à double sens, que marquent les pierres transportées sous nos pas.

1 Extrait de l’une des photographies de la série des « Voix du Nitassinan ».
2 Citation d’un texte écrit par l’artiste dans le livret accompagnant l’exposition.
3 Idem.

 
Nathalie Bachand écrit régulièrement sur les arts visuels et médiatiques. Elle est commissaire indépendante et occupe également le poste de directrice des savoirs culturels pour le Centre en art actuel Sporobole.

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 110 – MIGRATION ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Anne-Marie Proulx, Les falaises se rapprochent – Nathalie Bachand ]