Femmes Photographes du Monde Arabe – Claudia Polledri

[Automne 2018]

Celle qui raconte une histoire.
Commissaire : Kristen Gresh, Museum of Fine Arts, Boston
Musée canadien de la guerre, Ottawa
Du 5 décembre 2017 au 4 mars 2018

Par Claudia Polledri

Un couple de mariés pose face à la caméra dans les restes brulés d’une voiture. Difficile, pour le regard, de ne pas rester pris dans le paradoxe de cette image, la première de l’exposition, où les rubans roses embellissant la carcasse métallique contrastent avec le paysage grisâtre et les blindés en arrière-plan. Difficile aussi, pour le spectateur qui entame la visite, de ne pas être désorienté face au lien, cohérent au point de devenir inconfortable, que ce cliché de la série La vie et la guerre aujourd’hui (2008) entretient avec l’institution accueillant l’exposition : le Musée canadien de la guerre1.

Réalisée par l’Iranienne Gohar Dashti, cette image fait partie des quelques œuvres que ce parcours, conçu par la commissaire Kristen Gresh, partage avec la plus récente exposition Iran 38 présentée lors des dernières Rencontres d’Arles (2017) par Anahita Gabahian et Newsha Tavakolian. Gresh organise cet itinéraire en suivant deux critères : explorer un territoire assez large, allant de l’Iran au monde arabe, et un point de vue précis, celui des femmes photographes. Le titre, Celle qui raconte une histoire, en arabe « rawiya », relie ce regard féminin au personnage mythique de Shéhérazade, protagoniste des Mille et une nuits, les fameux contes populaires persans écrits en langue arabe. Or, bien qu’il semble difficile, comme le souhaiterait Gresh, de se référer à la figure de la princesse conteuse en faisant abstraction de l’imaginaire orientaliste qui l’a souvent enveloppée, il est vrai qu’en se rapportant à ce terme la commissaire vise à instaurer un autre lien, peut-être moins poétique, mais sans doute plus porteur. En effet, Rawiya correspond aussi au nom d’un collectif de femmes photographes2 du Moyen-Orient qui se proposent de déconstruire les stéréotypes encombrant parfois les représentations de cette région.

Au-delà du partage de certaines artistes, une différence qu’on remarque entre les deux expositions concerne le sujet énonciateur de ces deux discours visuels. Car si d’une part, le récit proposé à Arles était formulé à la première personne (« Ce que nous devons être » et « Qui sommes-nous ? » était le titre des premières sections), celui d’Ottawa semble marqué par une plus grande distance par rapport à son objet.

Organisée en trois parties non cloisonnées, « Déconstruire l’Orientalisme », « Nouveau documentaire » et « Construction des identités », Celle qui raconte une histoire se propose, Shéhérazade permettant, de dépasser la représentation de l’Orient créée par l’Occident en se tournant vers les images que les femmes photographes transmettent de leurs pays. Un choix légitimé aussi par l’originalité formelle qui caractérise les œuvres exposées sur le plan documentaire et qu’on essayera ici de traverser.

Qu’il s’agisse de saisir les femmes dans leur quotidien, les sourires tantôt ouverts tantôt enfouis des femmes de Gaza (Tanya Habjouqa, Women of Gaza, 2009) ou du Caire (Rana El Nemr, Metro,2010), de donner voix aux aspirations étouffées, par exemple celle du chant retenue par les images scintillantes et assourdissantes de Newsha Tavakolian (Listen, 2010) ou le micro en noir et blanc de Shirin Neshat (Mystified, 1997) ou encore de documenter un territoire, soit-il militarisé (Jannane Al-Ani, Shadow Sites II, 2011) ou dramatiquement en ruine (Rula Halawani Negative incursion, 2002), toutes ces représentations s’alimentent de la complexité de cette région qu’elles traduisent, ou détournent, en s’appuyant sur ses nombreux contrastes et contradictions. C’est d’ailleurs dans la forme visuelle attribuée précisément à ces contrastes que réside, sur le plan formel, l’aspect le plus signifiant de ces images. C’est le cas des montages de Nermine Hammam (Cairo Year One: Upekkha, 2011), où les soldats égyptiens de la place Tahrir, saisis pendant le soulèvement de 2011, s’inscrivent dans des paysages bucoliques de cartes postales. Il en ressort une composition déroutante où les tons pastel tranchent avec le bouleversement social signifié par l’événement et la présence des militaires. Tout aussi percutante, la série Nil, Nil (2008) de la photographe iranienne Shadi Ghadirian, déjà connue pour Qajar (1998), montre la réalité du conflit dans son devenir quotidien et se glisse dans l’intimité de la maison comme une grenade à main camouflée dans un bol de fruit ou le casque militaire accroché à côté d’un foulard multicolore. Façon de transmettre l’étrangement provoqué par la « familiarité » forcée avec la violence et le sentiment de précarité qui en dérive. Une sensation que dégagent aussi les images de Gohar Dashti (Today’s Life and War, 2008), où la mise en scène des objets de guerre et des gestes quotidiens traduit le ressenti des jeunes générations et s’incarne symboliquement dans ce couple assis à table sous la cible d’un char d’assaut.

À côté d’œuvres moins connues, cette exposition en accueille aussi d’autres plus célèbres comme les clichés des séries Women of Allah (1994–1997) et The Book of Kings (2012) de l’Iranienne Shirin Neshat. On les reconnaît notamment par l’usage plastique de la calligraphie en farsi qui voile les visages ou certaines parties du corps (mains et pieds) en générant des images complexes, en partie insaisissables aux yeux du spectateur occidental. Voici donc un itinéraire très riche et fort intéressant qui soulève, par ses images et sa structure, de nombreuses questions. Dommage que la conclusion de ce parcours corresponde à la série The Hijab (2001) de Boushra Almutawakel, un ensemble de neuf portraits regroupant une femme tenant dans ses bras une petite fille avec une poupée, toutes habillées selon les différentes variantes du voile. Tel que conçu par l’artiste, l’enchaînement des clichés mène vers la disparition progressive des visages qui finissent par s’estomper dans le noir et disparaître. Peut-être que cette exposition, par son propos, aurait gagné à laisser comme legs à son visiteur une vision moins monochromatique (et sombre) en lui préférant une image qui interprète davantage la variété des conditions décrivant le statut de la femme dans cette région du monde. Dans Women of Allah, Neshat expose cette complexité en écrivant sur les visages des femmes qu’elle photographie les vers puissants de deux Iraniennes : la poétesse et documentariste Farrough Farokhzad (1934–1967), symbole de la modernité et du défi au conservatisme des autorités religieuses, et de la féministe pro-islamiste Tahereh Saffarzadeh (1936–2008). Un message saisissant qui a pour effet de soustraire l’image et le réel auquel elle se réfère de toute lecture univoque. Celle qui raconte une histoire en cache en réalité plusieurs. Et nous n’avons pas fini de les écouter.

1 Il s’agit de la troisième étape pour cette exposition, après le Museum of Fine Arts de Boston (27 août 2013 – 12 janvier 2014) et le National Museum of Women in the Arts, Washington (8 avril – 31 juillet 2016).
2 Fondé en 2009, Rawiya (« celle qui raconte une histoire ») est un collectif de jeunes femmes formé de Myriam Abdelaziz (Caire), Tamara Abdul Hadi (Beyrouth), Laura Boushnak (Sarajevo) et Tanya Habjouqa (Jérusalem Est) qui souhaitent proposer un travail documentaire sur leur région, vue de l’intérieur.

 
Postdoctorante et chargée de cours au Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’Université de Montréal, Claudia Polledri assure aussi la coordination scientifique du CRIalt (Centre de recherches intermédiales sur les arts, les lettres et les techniques, UdeM). Elle est titulaire d’un doctorat en littérature comparée de l’Université de Montréal portant sur les représentations photographiques de Beyrouth (1982–2011) et sur le rapport entre photographie et histoire.

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 110 – MIGRATION ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Femmes Photographes du Monde Arabe – Claudia Polledri ]