Andreas Gursky – Sylvain Campeau

[Automne 2018]

Commissaire : Ralph Rugoff
Hayward Gallery, Londres
Du 25 janvier au 22 avril 2018

Par Sylvain Campeau

La Hayward Gallery fait partie d’un complexe culturel, le Southbank Centre, qui regroupe le Queen Elizabeth Hall and Purcell Room et le Royal Festival Hall, sur la rive sud de la Tamise, à Londres. Inauguré en 1968, le bâtiment de style brutaliste (comme l’est Habitat 67 à Montréal) est resté fermé pendant deux ans pour cause de rénovation importante. La galerie a récemment rouvert ses portes et elle inaugure une nouvelle ère avec la tenue d’une exposition présentant le travail du photographe allemand Andreas Gursky. Cette présentation est organisée par Ralph Rugoff, directeur de la galerie et commissaire récemment choisi pour orchestrer l’édition 2019 de la Biennale de Venise. L’occasion est belle pour offrir à Gursky, cet élève de Bernd Becher, comme l’ont aussi été Thomas Struth et Thomas Ruff avec qui il partage d’ailleurs un studio, le privilège d’un parcours illustrant une carrière fort étendue. Celle-ci est marquée par différents moments dont l’exposition se propose d’examiner l’enchaînement, démarrant ce panorama en 1982.

Les images qui ouvrent l’exposition sont un rien étonnantes quand on les met en relation avec celles pour lesquelles le couple Becher est connu. Elles donnent aussi une tonalité qui se maintiendra au cours de notre périple en ces salles. Alors que les Becher ont élaboré une œuvre d’examen rigoureux et de présentation typologique de l’architecture industrielle, leur élève semble plutôt aller du côté de l’incongruité et d’une certaine incohérence. Tout commence, semble-t-il, avec Klausen Pass (1984), un col des Alpes suisses apprécié des touristes, alors que Gursky, étudiant à l’époque, est invité à prendre en photo des amis devant une montagne. La présence clairsemée de randonneurs, répartis dans la nature sans ordre précis, le frappe. Commence là une série où il s’intéressera à des impromptus de présences humaines au sein d’environnements pas toujours uniment naturels. Mülheim, Anglers (1989) est clairement construit selon cette ligne de pensée. Une rivière y court entre deux rives aux bois touffus, en pleine floraison. Des pêcheurs, en des endroits distincts, soigneusement choisis, se dit-on, s’adonnent à leur passe-temps préféré, deux d’entre eux ignorant la présence du troisième (et vice versa). À une certaine distance, caché des pêcheurs par un coude que fait le cours d’eau, un pont soutient le passage d’automobiles sans doute bruyantes. On en déduit que, là où les Becher recherchaient les récurrences, Gursky préfère se tourner vers les occurrences, anomalies tranquilles où se rencontrent, en associations indues, des états de choses et de faits.

Ses sujets et thèmes changent au cours des années 1990. Il s’intéresse dès lors à des environnements nouveaux, moins naturels, plus saturés de constructions architecturales, ensemble qui compose une grande partie de son œuvre. Des prises intérieures t extérieures de scènes typiques de notre ère de capitalisme global et de consumérisme acharné font aussi l’objet d’images, série commencée avec Salerno.

Peu à peu, l’artiste passera de la recherche de ces rencontres un rien saugrenues à leur construction pure et simple, la conversion au numérique aidant au processus. Il le fera d’abord avec parcimonie. Ce qui ne change pas toutefois, mais a simplement mûri, c’est cette propension à faire de ses images des cas d’espèce. Car les images bucoliques, dont on a dit qu’elles se modelaient sur des images du dimanche (Sunday Pictures, a-t-on écrit un jour !), ne peuvent être réduites à un genre donné. Ce que faisait Gursky avec la présence des passants montrés comme des manifestations de l’espèce humaine au cœur de son environnement, il le fait maintenant avec ces images architecturales d’un édifice de Kodak, d’un Toys“R”Us, d’un aéroport ou d’un plancher de la Bourse. Elles deviennent des cas d’espèce construits comme des archétypes instantanés, des lieux perçus et rendus avec détachement et distance, qui résistent à leur simple réalité documentaire, l’outrepassent même.

Cela ne se fait pas sans travail : de l’image, s’entend, et sur l’image. Les textes du catalogue qui accompagne l’exposition font la part belle aux efforts de l’artiste en ce sens. On prendra pour guide et modèle Paris, Montparnasse, œuvre de 2,1 mètres sur 4. Pour celle-ci, l’artiste a utilisé un logiciel permettant de multiplier les images selon deux points de vue différents et de les combiner par la suite, contournant l’effet de perspective qui vient avec le point de vue unique et central. Il en résulte une œuvre grandiose, au diapason de cet immeuble d’habitation, le plus grand parmi ceux datant de l’après-guerre, qui étend et étale la façade en une grille dont chaque logement peut se détacher clairement. Le photographe exploite ainsi un effet qu’on retrouvera par la suite dans de nombreuses œuvres, effet qu’il emprunte à Jackson Pollock et dont on sent la facture dans des pièces comme Tokyo. Stock Exchange, May Day III ou May Day IV (l’allover). Ce n’est pas là l’unique chassé-croisé avec la peinture et l’art du XXe siècle, son Prada II qui montre un étalage vide mais fortement illuminé ne manquant pas d’évoquer les travaux de Dan Flavin.

Tout cela se combine avec des incursions de manipulations numériques. Ainsi, il y a un nombre affolant de techniciens s’affairant autour des voitures de Formule 1 dans F1. Pit Stop I, au point que les monocoques rutilants, qui devraient être l’objet central de ces images, nous sont cachés. Cette propension à déplacer la photographie du côté de ses capacités représentationnelles, qui l’amène à se mesurer à ses possibilités d’abstraction et d’irréalité, est opérée à partir de prises de vue pourtant bien ancrées dans la réalité, comme en témoignent les titres purement dénotatifs évoquant les lieux montrés. Paradoxe ultime, Andreas Gursky tire un tel parti des possibilités de manipulations numériques que les images produites flirtent, le allover y contribuant, avec un hyperréalisme, un trop-plein de réel, en plus d’une impossible réduction de ce qui est vu à ce que permet la vision humaine, comme en témoignent ses efforts vers une multiplicité d’images arrimées depuis des angles différents1.

Pour Andreas Gursky, cependant, une certaine authenticité des lieux documentés, en même temps que l’évidence de leur prise en compte par un médium et un artiste qui cherche à en offrir une interprétation, est à ce prix…

1 Les essais que l’on retrouve dans le catalogue montrent ces différentes options interprétatives, qui ne se contredisent qu’en apparence. Il faut les lire pour avoir une idée de ce que peuvent avoir apporté des pratiques comme celles d’Andreas Gursky à la réflexion sur le médium. Lire le texte de Ralph Rugoff, l’entrevue menée par Jeff Wall ; et particulièrement le texte de Gerald Schröder qui voit dans les différentes versions de Rhine, images que Gursky compare à des œuvres de Barnett Newman, la représentation même, en abîme, des possibilités de la photo numérique.

 
Sylvain Campeau collabore à de nombreuses revues canadiennes et européennes. Il est aussi l’auteur des essais Chambres obscures : photographie et installation, Chantiers de l’image et Imago Lexis de même que de six recueils de poésie dont le dernier, Herbe… rare, est tout récent. En tant que commissaire, il a également à son actif une trentaine d’expositions.

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 110 – MIGRATION ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Andreas Gursky – Sylvain Campeau ]