Galerie Michel Guimont, Québec
Du 25 février au 18 mars 2018
Par Julien St-Georges Tremblay
1991 : Donigan Cumming dirige, finance et publie lui-même le livre The Stage, 250 photographies noir et blanc, sans titre, qui exposent dans une lumière crue des modèles qu’il a rencontrés au courant des années 1980. Dans une mise en scène revendiquée par Cumming, chaque photographie perce le regard, ne laissant qu’un vide d’incompréhension fascinant le regardeur, exercice formel cherchant à déconstruire le mythe d’une photographie documentaire purement objective. Pour démontrer la facilité à produire ces clichés d’une intensité théâtrale vibrante, Cumming systématise ses séances. Une rencontre avec ses sujets ne se termine pas avant que cinq à six films argentiques n’aient été complètement utilisés. La méthode rigide devient le cadre conceptuel au travers duquel l’ambiguïté émerge. Impossible de discerner avec certitude où les directives du photographe s’arrêtent et où la vérité des individus débute à travers cette masse de photos.
« En ce qui concerne la photo, oui, elle promet, fait signe et aguiche, mais finalement la photo est muette1. »
La genèse de l’exposition La chambre d’Alfred et autres espaces se concrétise lorsque Cumming effectue une relecture du corpus de The Stage en 20142. Pour l’occasion, quelques planches sont intégrées à la réédition. Le photographe redécouvre les méandres argentiques de ses planches-contacts datant de presque trois décennies. À travers les 2000 planches, douze échantillons se distinguent. Impossible de séparer les photographies les unes des autres, car ces planches-contacts créent leur monde autonome. Les points de vue multiples créent un chassé-croisé narratif qui court-circuite la systématisation des séances qui avaient mené à la réalisation de The Stage. Intrigué par cette redécouverte, Cumming décide, lors de leur numérisation, de pivoter, recadrer ou réagencer certaines photos des planches. L’effet de cohésion, d’abord aperçu dans la version argentique, est renforcé par le numérique. Modifications presque imperceptibles, mais qui traduisent un rapport radicalement différent entre l’artiste et ses images du passé. « La photographie possède une rigidité qui peut être une qualité pour créer un univers contrôlé, mais elle peut devenir également un piège3 », explique Cumming lors du vernissage. Après tant d’années, cette douzaine de planches-contacts a échappé aux contraintes du médium photographique imposées par l’artiste. Ces clichés insoumis4 forment ainsi la pierre angulaire de La chambre d’Alfred…5 à partir de laquelle Cumming désire poursuivre la transgression du cadre de ses photographies.
« La formule qui sous-tend ma pratique est que la matière doit porter les semences de sa propre destruction critique. Il ne s’agit pas d’une fenêtre transparente donnant sur l’altérité6. »
Depuis 2007, Donigan Cumming revisite un laisser-aller quasi enfantin à travers la pratique du dessin. Libéré de la rigueur photographique, il embrasse l’exploration des formes, des textures et de la sensibilité. Ne se considérant pas expert du dessin, il trouve dans ce médium un indéterminisme émancipant le photographe. Ses anciens modèles réapparaissent avec des traits réalisés au fusain, à l’aquarelle ou à la mine de plomb. À la redécouverte du dédale que forment les espaces du passé, le dessinateur tente de se repérer. En dialogue avec les planches-contacts, originales et numérisées, chaque croquis devient un moment privilégié où Cumming reprend contact, sans qu’il s’en aperçoive, avec ces individus singuliers. Les sujets ont trépassé, mais Cumming, lui, est toujours là : « Je suis devenu la colle qui les fait tous tenir ensemble7 ». Décédés depuis longtemps, ces hommes et ces femmes survivent sur la surface photosensible, alors que le fusain les fait revivre.
Les pages sont remplies en un élan rapide8, tel un bref dialogue à mi-chemin entre la vie et la mort. Tracés sur le papier calque, Chester, Alfred, Jim, Mrs Claven, Nettie et bien d’autres retrouvent les espaces qu’ils habitaient. Entre les murs de ces appartements se trouve également l’identité de ces personnages. Armé de son obturateur, Cumming avait capté des scènes sans leur donner de titre, en occultant le nom des acteurs posant devant la lentille. Troquant l’appareil photographique pour le crayon, il se soucie de rendre leur prénom à ces personnages, indiquant l’intimité formée entre l’artiste et ses sujets. Les feuilles transparentes deviennent les vestiges de ces relations brèves ou s’échelonnant sur plusieurs années. Ressusciter les morts ne signifie pas que leur image soit à l’abri de triturations graphiques. Ces corps figés dans un état argentique, lorsqu’ils sont pétris sur le papier, deviennent des souvenirs dynamiques. Voilà que le visage d’Alfred se retrouve avec le corps de Nettie, un réfrigérateur explosant en un feu multicolore à l’arrière-plan. Ailleurs, le fil d’une ampoule suspendue s’élargit jusqu’à prendre l’ampleur d’une faille par laquelle le regard s’enfonce. Réanimer les morts n’est pas un processus idéalisant, c’est une provocation contre l’immobilité.
2 The Stage fut réédité en 2014 pour la série « Books on Books », des
Éditions Errata, qui offre l’occasion de revisiter un livre de photographie pour expliquer le contexte et le processus de création de l’ouvrage.
3 Traduction par l’auteur des propos recueillis lors du vernissage à la galerie Michel Guimont le 25 mars 2018.
4 Toutes les planches proviennent de la période de travail menant à la création de The Stage (1991), mais certains dessins reproduisent des photos de l’époque de Pretty Ribbons (1996).
5 « Sans photographies, il n’y a pas d’exposition. La racine est dans la rigidité des photographies. » Propos recueillis pendant le vernissage du 25 mars 2018.
6 Donigan Cumming, Op. cit., p. 22. [« The basic formula of my work is that the material has to carry the seeds of its own critical destruction. It is not a transparent window into otherness. »]
7 Propos recueillis pendant le vernissage du 25 mars 2018.
8 Cumming s’octroie entre 90 minutes et deux heures pour chaque dessin.
Historien de l’art, guide-animateur et journaliste culturel, Julien St-Georges Tremblay est candidat à la maîtrise en histoire de l’art à l’Université Laval. Ses recherches mettent en lumière les rapports entre l’art public éphémère et la territorialité. Il étudie cette corrélation à travers l’histoire du 3e Impérial, un centre d’essais en art actuel situé à Granby.
[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 110 – MIGRATION ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Donigan Cumming, La chambre d’Alfred et autres espaces – Julien St-Georges Tremblay ]