[Hiver 2019]
Par James D. Campbell
On a souvent comparé les photographies de l’artiste belge Bert Danckaert à des peintures abstraites, mais cet air de famille tient plus à la facture qu’à l’oeuvre aboutie elle-même. Possédant un sens inouï du génie de la composition quand il est derrière l’objectif, Danckaert semble faire appel à du ruban masque, à la manière d’un peintre abstrait néo-plasticien, et recadre avec une précision géométrique étonnante pour réaliser des images qui nous séduisent par leur philosophie minimaliste en apparence simple, épurée et parfaite. Les apparences peuvent toutefois s’avérer trompeuses, parce que sa palette, surprenante par sa chromaticité déclarative et hallucinatoire par sa clarté, emprunte plus au conceptualisme et à la nature rebelle, pour ne pas dire inébranlable, de prédécesseurs comme Ed Ruscha, Stephen Shore et Lynne Cohen qu’à ces visionnaires de la peinture, les néo-plasticiens abstraits.
La particularité singulière des lieux qu’il immortalise mérite qu’on s’y arrête. Ces endroits peuvent être semblables à ceux que nous côtoyons chaque jour en allant au travail dans nos quartiers urbains, mais il les place entre des parenthèses perceptuelles, de sorte qu’ils portent en eux une identité renforcée à l’écart des guillemets du quotidien.
Si elles ont l’air arrimées ou assujetties à une grille cartésienne, ces photographies vont en réalité bien au-delà de tout système de coordonnées. On peut les situer dans le monde bâti, mais elles n’ont pas à voir avec ses tropes architecturaux. On perçoit plutôt ces images comme des emblèmes surréalistes de l’environnement réel. Leur aura est telle qu’elles exercent un attrait magnétique sur qui les regarde. Leur présence est intense et dégage quelque chose de saisissant et rappelle même (bien que les noyaux urbains aient généralement peu à voir avec le jardin d’Éden) la fraîcheur d’un premier jour. Danckaert observe, pense et photographie avec une simultanéité virtuelle et fait preuve d’un intérêt constant pour la structure, l’imagerie sérielle et l’anodin. Son travail a depuis toujours des liens évidents avec l’art conceptuel. Il a un œil averti pour l’absurde, mais son esthétique ne s’y nourrit pas.
Inge Henneman, conservatrice du musée de la photographie d’Anvers, dit judicieusement à propos de Danckaert et de son œuvre : « Les paysages urbains bizarres de Bert Danckaert sont traversés par le même paradoxe de la simplicité abstraite et de la complexité du sens et de la métaphore. Les natures mortes de Danckaert exhalent un parfum superficiel, une étrangeté que l’on trouve dans le familier. Les installations fortuites de trottoirs, de murs et de mobilier urbain évoquent plus l’art minimaliste que les conventions de la photographie de rue. Dans ces scénarios absurdes, une réalité reconnaissable, trop banale, semble mise en scène, accessoires et trompe-l’œil compris, mais les acteurs sont absents1. »
Les acteurs sont absents, comme le souligne Henneman, et ce vide thématique est également emblématique des non-lieux déshumanisés au sens du penseur français Marc Augé.
Mais la palette est ici surchargée, poussée au maximum, presque à un niveau que l’on pourrait qualifier d’hyperinvestissement instinctif du chromatique. Mais le photographe, en quelque sorte, ne fausse pas le jeu. La couleur domine l’œuvre, avec une insistance sublime et révélatrice.
Danckaert dit qu’il est devenu photographe « pour être dans le monde et travailler avec le monde », et que cette aspiration influence toujours son travail2. Ce travail a moins à voir avec des lieux géographiques identifiables (même en Chine) qu’avec des instantanés de clarté perceptuelle et de capture chromatique que l’artiste place et construit simultanément. Ses images rappellent celles de Robert Walker (sans la flamboyance de la rue), de Lynne Cohen (sans la caustique et même délibérément manifeste absurdité) et d’Andreas Gursky (sans la majesté solennelle de la multiplicité). Il a également beaucoup en commun avec les photographes du mouvement des nouvelles topographies des années 1970 (Robert Adams, Lewis Baltz, Nicholas Nixon, Stephen Shore et autres).
La boîte à outils de Danckaert est celle qu’il utilise depuis toujours et avec laquelle il se sent le plus à l’aise : un Canon 5D Mark II, le même objectif (50 mm, parce que, dit-il, « il ne semble pas transformer la réalité »), un ordinateur, Photoshop, une imprimante Epson et du papier Hahnemühle. Il a été, de son propre aveu, inspiré par l’exemple de son amie déjà mentionnée, la photographe Lynne Cohen, décédée récemment. Le dialogue qu’ils avaient noué ne s’est interrompu qu’avec sa disparition. Les deux artistes excluent toute figure humaine de leur œuvre, tous deux valorisent le surréaliste.
Il vaut la peine de noter que ce qui semble relever du quotidien dans ses créations est justement extrait du quotidien par le rognage et le cadrage et une dextérité avisée. L’œuvre n’est plus alors soumise qu’à ses propres règles. Au contexte d’origine, l’artiste impose sa contextualisation, démarche qui ouvre la porte sur une dimension étrange allégée de toute attache à un lieu et à une singularité, ce qui ne veut pas dire que ses photographies ne sont pas singulières, parce qu’elles le sont. Mais elles amplifient des sites de centres urbains avec une particularité dérangeante, dans laquelle l’emblème n’est pas, disons, une tour Eiffel reconnaissable instantanément, mais le mur peint d’un hôtel bon marché dans la rue Pajol, vu dans la perspective d’un Willem de Kooning ou d’un Ludwig Sander.
Danckaert a été critiqué par certains pour la « rigidité » de son approche, mais c’est là se méprendre sur ses visées conceptuelles concernant le spectre débilitant de la monotonie (ce mur, cet angle à 45°), car ce qui est subversif et nouveau dans son œuvre est précisément qu’elle va s’inscrire dans le cadre d’une démarche évolutive. On pensera à Ed Ruscha, véritable quintessence du conceptualiste californien, qu’il admire autant que Cohen. Le premier livre d’Ed Ruscha, Twentysix Gasoline Stations (1962), présentait des photographies prises le long de la route 66 entre Los Angeles et Oklahoma City, à travers l’Arizona, le Nouveau-Mexique et le Texas. Ces photographies sur la route ne comportent, à l’instar de celles de Danckaert et de Cohen, aucun personnage, elles ne traitent de rien du point de vue des récits conventionnels. Elles explorent plutôt le banal avec une obsession narrative. On peut retrouver la préoccupation de Danckaert pour le quotidien, exprimée dans sa série récente True Nature, dans cette immersion dans l’habituel et l’ordinaire qu’entreprend Ruscha dans ses peintures, photographies, ouvrages, estampes et dessins. Bien entendu, nous ne faisons aucunement ici allusion à une quelconque filiation inconditionnelle, conceptuelle ou autre, parce que Danckaert est un franc-tireur qui a tracé sa propre voie. Pour autant, les sujets familiers et mêmes communs de Ruscha sont certainement une inspiration et peut-être même un modèle pour l’émulation.
Il faut noter qu’un seul photographe du mouvement des nouvelles topographies mentionné plus haut, Stephen Shore, photographie en couleur. Dans ses photographies de rues et passages anonymes, il semble exacerber l’atmosphère générale de détachement et d’abandon émotionnel. On est très proche de l’effet de plénitude chromatique du travail de Danckaert dans ses démarches solitaires. (Shore a aussi été, c’est à rappeler, influencé par l’œuvre de Ruscha).
Avec son intérêt pour le thème du quotidien et son langage chromatique hautement investi, Danckaert est un explorateur aguerri des possibilités spatiales en tout genre qui font l’unicité de son œuvre. La manière dont il sonde la nature de l’espace urbain est à la fois novatrice et saisissante. Comme les photographes du mouvement des nouvelles topographies qui l’ont précédé, Bert Danckaert, poète suprême du langage vernaculaire en photographie, trouve un lexique aussi éloquent que chimérique dans l’usuel et extrait une beauté nouvelle, étrangement obsédante, de la banalité urbaine. Traduit par Marie-Josée Arcand et Frédéric Dupuy
James D. Campbell est auteur et commissaire. Il écrit fréquemment sur la photographie et la peinture depuis Montréal, où il vit.
[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 111 – L’ESPACE DE LA COULEUR ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Bert Danckaert, True Nature — James D. Campbell, Les étranges oasis du visible : images du monde bâti ]