[Hiver 2019]
Galerie Michel Guimont, Québec
Du 29 avril au 27 mai 2018
Par Cynthia Fecteau
Coïncidences, la plus récente exposition de Jocelyn Robert, présentée du 29 avril au 27 mai 2018 à la Galerie Michel Guimont, regroupe des photographies issues de trois séries majeures réalisées au cours des dernières années, notamment Rue La Fayette, conçue lors d’une résidence de création à Paris, Moirés et Automoirés présentée pour la première fois en 2016 à Québec, chez VU, et Bélugas, à La Bande Vidéo au cours de la même année. Des images puisées sur Google ou saisies par l’artiste, des portraits, des choses, des lieux et leurs multiples déclinaisons temporelles et physiques sont autant de formes appelées à se rencontrer dans les œuvres de Jocelyn Robert, toutes dédiées à révéler les réalités sous-jacentes de notre héritage visuel et l’incidence des médias dans le partage des savoirs qui façonnent notre rapport au réel.
En entrant dans la Galerie Michel Guimont, le visiteur est d’abord subjugué par la présence des trois photographies du corpus Moirés et Automoirés, imprimées à échelle humaine. Commencée en 2014, cette série photographique s’est construite à la lumière d’une réflexion sur nos habitudes de regard et notre culture visuelle occidentale. Une image matricielle se trouve à l’origine de la série. En l’occurrence, il s’agit d’un portrait de l’artiste réalisé pour sa fiche professionnelle sur le portail Web des professeurs de l’Université Laval.
Ne sachant pas quelle photographie sélectionner parmi la trentaine d’images réalisées durant la séance de prise de vue, l’artiste consulte des membres de son entourage professionnel. Un portrait, spécifiquement, a fait l’unanimité des pairs. Voulant comprendre le principe de reconnaissance visuelle qui motive un tel consensus, Robert utilise son portrait pour retrouver des images similaires par l’entremise de Google. Le moteur de recherche reconnaît, en sa posture assise et frontale, son regard dirigé vers l’objectif et les jeux de lumière en clair-obscur, des caractéristiques propres aux portraits des maîtres anciens. L’artiste démultiplie les images issues de l’histoire de l’art, les décale et les superpose à sa photographie initiale, de manière à faire surgir un autoportrait équivoque, à la croisée des époques et aux limites de notre reconnaissance. La physionomie de son visage et celles des portraits des maîtres anciens confondent leurs temporalités dans une superposition d’images diaphanes. Leurs profils respectifs s’estompent, ouvrant notre regard à la question de la perte et du surcroît du sens de l’image. Car l’ambiguïté des portraits moirés vient du fait qu’ils nous font ressentir notre propre contingence. Ce principe de superposition, d’émergence et de disparition du sens ouvre un jeu intimement rythmique où les images apparemment semblables, venues de temporalités différentes, mettent en lumière la profondeur historique de notre regard.
Regard sur l’incidence croisée des images, des lieux et des espaces, les six photographies de la série Rue La Fayette, réalisées à Paris lors d’une résidence de création, font apparaître une caractéristique singulière de l’espace construit : les bâtiments d’une rue du 10e arrondissement de Paris étant tous alignés, ils partagent le même angle d’éclairage solaire au courant de la journée. Composée d’une superposition d’images diaphanes, chaque photographie montre le coin d’un bâtiment et son ombre portée au sol, révélant un indice de temporalité, tel un cadran solaire. Libérant notre vision d’un point de vue panoramique, ces images proposent un cadrage sélectif sur un fragment d’espace, dessinent des raccourcis dans l’espace construit, mettent en lumière ou obscurcissent les contours des lieux qu’elles représentent. Comme l’écrirait Maurice Merleau-Ponty, elles nous permettent de percevoir que « dans l’horizon intérieur et extérieur de la chose ou du paysage, il y a une co-présence ou une co-existence des profils qui se noue à travers l’espace et le temps1 ». En superposant plusieurs images d’une même parcelle d’espace et ses infimes variations atmosphériques, Robert révèle les nombreuses « co-incidences2 » indicielles, conceptuelles et perceptuelles qui charpentent notre perception de l’espace.
La série Bélugas, des photographies tirées d’une œuvre vidéo et audio antérieure du même nom, reconstruit l’image de cet animal mythique en réunissant des images glanées sur le Web. L’assemblage photographique montre une bête furtive, presque évanescente, en suspension dans un espace dont la profondeur de champ semble infinie. Recueillies sur Google en tapant le mot Béluga dans la barre de recherche, les images qui composent les œuvres de cette série proviennent d’une multitude de sites et de photographes animaliers, nous laissant entrevoir quelques indices visuels de leurs provenances. Une observation attentive nous permet de percevoir des éléments hétéroclites insérés au cœur de la trame visuelle : des droits d’auteur, des mentions de source, un nageur et des objets flous, semblables à des échelles et des pièces de mobilier, ponctuent la trame photographique. Comme si l’invention d’une image, aussi simple soit-elle, correspondait d’abord à l’acte de construire, de fixer un objet qui pose devant nous la question de ses origines plurielles. En ce sens, s’avancer vers les œuvres de la série Bélugas, parcourir du regard leur matière ouverte, c’est porter notre attention sur l’ensemble des réalités transversales retranchées dans les médias et les canaux de partage des savoirs.
Mis en relation dans la Galerie Michel Guimont, ces corpus appuient l’idée que notre connaissance du monde découle d’une pluralité incommensurable de manières de voir, d’angles de vue et de réalités transversales. Ce faisant, la photographie acquiert un double rôle au cœur de l’exposition Coïncidences : vecteur de qualités esthétiques indéniables telles la profondeur moirée et la transparence, matière constituante de la réalité présente, elle nous invite également à contempler les éléments natifs de notre culture visuelle. Le plaisir est alors très grand pour tout observateur d’arpenter ces œuvres dont le sens est en émission constante, tantôt s’agglutinant sur des parcelles de lieux pour les nommer et en faire l’expérience singulière, puis s’en détachant pour laisser les images en apesanteur sémiotique vibrer de leur seule profondeur atemporelle.
2 Ce terme est tiré du texte rédigé par Jocelyn Robert pour le communiqué de l’exposition Coïncidences, présentée à la Galerie Michel Guimont.
Cynthia Fecteau détient une maîtrise en arts visuels de l’Université Laval. Interpellée par les concepts d’écosophie, d’être-au-monde et de collectivité, elle porte son attention sur les multiplicités que sont les œuvres dans le champ des savoirs. Outre ses textes publiés dans Espace art actuel, Etc media, Zone Occupée, Les Cahiers de la Galerie et Le Sabord, elle a poursuivi ses recherches en écriture lors de résidences au Québec et en France. Au cœur de ses travaux récents, l’écriture sur l’art entrecoupe les univers de la fiction, de la philosophie, de la poésie et de la recherche en art actuel.
[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 111 – L’ESPACE DE LA COULEUR ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Jocelyn Robert, Coïncidences — Cynthia Fecteau ]