[Hiver 2019]
[Géopolitique de la culture photographique institutionnelle française à l’été 2018]
Par Bruno Chalifour
À un an de leur 50e anniversaire, les Rencontres Internationales de la Photographie (le nom originel du festival), devenues simplement Rencontres de la Photographie, affichaient du 2 juillet au 23 septembre un programme toujours aussi vaste, composé de plus de 50 expositions dans 36 lieux différents. Comme à l’accoutumé, point d’orgue du festival, la semaine d’ouverture, du 2 au 7 juillet cette année, proposait également une pléthore de manifestations (rencontres et interviews, visites guidées, expositions et événements reliés à près d’une dizaine de prix photographiques, dont plusieurs pour le livre photo, et stages photographiques).
Maja Hoffman et la fondation LUMA
Depuis le début de ce millénaire, le festival d’Arles ne serait pas ce qu’il est sans l’appui de la fondation LUMA et de sa présidente, Maja Hoffman [voir à ce sujet un long article publié par le Wall Street Journal Magazine de septembre 2018 (n° 96, « Maja’s Masterpiece », p. 194–199)]. Cette dernière, tout en poursuivant son soutien et son apport indéfectibles au festival, a maintenant pris son essor personnel et entend bien dominer la vie culturelle arlésienne. Sa fondation a racheté l’énorme parc des ateliers SNCF alors que les pouvoirs publics traînaient dans leur adhésion à un projet qui aurait fait du lieu un centre européen de l’image, réunissant École Nationale Supérieure de la Photographie (maintenue), publications Actes Sud (en suspend), Institut Universitaire Technologique sur les métiers de l’image (existant), nouveau lieu pour les Rencontres de la Photographie (éjectées), et surtout un projet de centre de conservation de l’image hébergeant le patrimoine photographique français stocké ces dernières années, tant bien que mal (plutôt mal que bien), dans des grottes calcaires de la région parisienne, ce depuis la création du Jeu de Paume (ex-Centre National de la Photographie dont Robert Delpire fut le premier directeur) et l’évacuation du Patrimoine Photographique de l’hôtel particulier qu’il occupait, rue de Rivoli à Paris, à deux pas de la Maison Européenne de la Photographie. Devant l’inertie politique – sans doute également politiquement motivée depuis 2015 alors que la gauche socio-communiste majoritaire a été complètement évincée du conseil régional Provence-Côte d’Azur au profit des partis Les Républicains (81 sièges) et Front National (42 sièges) et que le maire d’Arles depuis 2001 (et jusqu’aux élections de 2020), Hervé Schiavetti, est élu sous la bannière communiste –, Maja Hoffman a confié à l’architecte Frank Gehry la réalisation d’un centre d’art contemporain dominé par une tour de 60 m de haut, visible de 5 km de la ville antique au milieu de laquelle elle tente de s’insérer. Maja Hoffman s’est en même temps lancée dans la rénovation de trois bâtiments des ateliers SNCF qu’elle a fait mettre aux normes muséales ; y est présentée cette année, entre autres, une énorme rétrospective Gilbert & George (photographes anglais) dont on peut admirer les anus façon murale dans une salle à air conditionné et hygrométrie contrôlé…
Les Rencontres elles-mêmes, annoncées comme « sidérales et sidérantes » par leur directeur Sam Stourzé, s’organisaient cette année autour de sept thèmes : « America Great Again ! » ; « Cours camarade, le vieux monde est derrière toi », sous-titré « 1968, l’année qui a changé le monde » ; « Humanité augmentée » ; « Le monde tel qu’il va » ; « Les plateformes du visible » ; « Figures de styles » ; « Dialogues ».
Des problèmes à l’horizon
L’abondance et la diversité du programme ne devraient cependant pas faire oublier les problèmes sérieux qui ont émergé cet été. Tout d’abord le réseau des lieux d’exposition : il a fallu trouver de nouveaux espaces pour accueillir les expositions qui ne pouvaient plus être présentées au parc des ateliers de respect des œuvres (sécurité et conservation). Ensuite un gros problème de financement public qui touche à la fois les Rencontres (a priori modérément, mais…) et le festival Voies Off qui, lui, voit ses subventions du Conseil Régional PACA pour l’année à venir totalement supprimées, remettant en cause son existence et celle de ses quelques salariés. Un fait non isolé en France, comme nous allons le voir plus loin.
Le projet de l’Institut pour la Photographie des Hauts-de-France
Côté ville d’Arles et Rencontres, le projet d’Arles centre européen de l’image, avec la création d’un lieu pour les Rencontres (aux normes enfin muséales) et un hébergement du patrimoine photographique français, semble prendre l’eau à grande vitesse (d’autant plus avec le changement radical de la composition politique du conseil régional PACA, catastrophique pour la culture et surtout pour Arles). On a cru voir la frustration du directeur des Rencontres, Sam Stourzé, s’exprimer indirectement lors de la conférence de presse confirmant la création d’un Institut pour la Photographie dans les Hauts-de-France à Lille (annoncé lors des Rencontres 2017). Il a déjà son site internet : https://www.institut-photo.com. Le bureau courant est constitué de Marin Karmitz, président, de Sam Stourzé (reconversion future ?) et du président de la région des Hauts-de-France, Xavier Bertrand. Ce dernier s’est chargé de la présentation d’un projet ambitieux d’envergure internationale, hébergé dans un ancien lycée au centre de Lille, avec lieu d’exposition, salle de conférence, enseignement et hébergement possible du patrimoine photographique français. Sa première conférence a eu lieu les 17, 18 et 19 octobre sur les thèmes de la conservation et du patrimoine photographiques.
Qui veut la peau de la Maison de la Photographie de Lille ?
Ce projet sonne tout bonnement le glas du projet arlésien, une triste réalité pour les Rencontres et bien sûr pour Arles et Hervé Schiavetti, son maire, qui avaient beaucoup misé et dépensé de l’énergie pour le futur culturel et économique de la ville. Il sonne aussi un autre glas, celui de la Maison de la Photo de Lille. L’Institut pour la Photographie est un peu le bébé de Xavier Bertrand (du parti Les Républicains jusqu’à sa démission en 2017 à cause de la dérive à l’extrême droite de Laurent Wauquiez), élu président de région grâce à une coalition droite-gauche pour faire front à Marine Le Pen (en tête des suffrages au premier tour avec 40 % des voix). Ce petit détour politique est nécessaire pour essayer de comprendre le silence total de l’ex-ministre et actuelle maire socialiste de Lille, Martine Aubry, aussi présente à Arles, lorsque je lui ai demandé de justifier le retrait de la subvention annuelle (130 000 € prévus en 2018, en baisse par rapport aux 200 000 € du début des années 2000) à la Maison de la Photo, une subvention que sa municipalité avait accordée jusque-là à cette structure associative existant depuis 1997, L’atelier de la Photo.
Implantée dans un quartier populaire de la banlieue de Lille (8, rue Frémy, à Fives), avec 20 ans d’existence, cette association a son lieu d’exposition depuis 2003 (La Maison de la Photo), ainsi qu’une politique éducative et d’exposition (George Rousse, William Klein, Frank Horvat, Willy Ronis, Tendance Floue, Helmut Newton…), un festival annuel d’envergure nationale, Les Transphotographiques, et une collaboration avec La Maison Européenne de la photographie et son directeur Jean-Luc Monterosso. En avril, la municipalité a accordé une partie de sa subvention, soit 30 000 €, au seul festival Les Trans-photographiques, mais elle a en même temps refusé l’accès du festival à un lieu que celui-ci occupait d’habitude, le Tri Postal.
Dans un communiqué de presse daté du 18 octobre, le directeur de la Maison de la Photographie, Olivier Spillebout déplore le peu de concertation et le manque de transparence qui semblent caractériser le projet depuis un an. Il s’étonne du grand écart réalisé avec les Rencontres d’Arles alors que de nombreuses autres structures nationales ne sont pas appelées à la table de réflexion, et du fait que l’espace d’exposition pour un projet coûteux sera à peine supérieur à celui qui existe à la Maison de la Photographie. Il fait remarquer que Lille, avec la Maison de la Photographie, a déjà une structure, un espace, une action d’éducation et d’exposition qu’il serait sans doute moins coûteux d’améliorer, alors que d’autres villes de la région pourraient bénéficier de l’implantation de l’Institut, certaines ayant déjà un passé lié à la photographie. Sa dernière question : qu’en sera-t-il de l’éducation populaire et des artistes locaux dans le nouvel Institut ?
Pour l’instant, il semble que la Maison de la Photographie, comme Voies Off à Arles, va devoir revoir les conditions de son existence tout en regardant le nouvel Institut pour la Photographie se développer sur ses cendres. Quelques nuages donc en perspective, la fin de structures associatives de terrain en faveur de regroupements institutionnalisés ? Il semble que les principes de l’économie de marché prennent le pas sur la concertation et la participation, que le pouvoir, même démocratiquement élu, n’est pas facile à partager… dans un ciel français qui s’affirme de plus en plus photographique, y compris dans le plat pays qui est le leur !
Bruno Chalifour est photographe. Il enseigne et écrit sur la photographie depuis plus de 40 ans. Établi aux États-Unis depuis 1994, il a été rédacteur en chef du magazine Afterimage, publié par le Visual Studies Workshop, à Rochester, NY (2002–2005) et directeur de la Spectrum Gallery, à Rochester (2014–2015). Ses textes ont été publiés en France, en Australie, au Canada, au Royaume-Uni et aux États-Unis et ses images ont fait l’objet de nombreuses expositions individuelles et collectives en France et aux É.-U.
[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 111 – L’ESPACE DE LA COULEUR ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Les Rencontres d’Arles. Beau temps chaud et sec avec possibilités de précipitations ! — Bruno Chalifour ]