[Hiver 2019]
Matane
Du 1er au 16 septembre 2018
Par Claire Moeder
Sur le bord du fleuve, en périphérie des métropoles culturelles québécoises, PHOS, festival dédié à l’image photographique et numérique, déploie depuis six ans un large spectre de propositions artistiques. Allant de l’exposition à la projection, en passant par le spectacle nouveaux médias et les performances multidisciplinaires, ce spectre s’est diffracté cette année en de multiples lieux : une friche industrielle réhabilitée pour la première fois, un centre culturel combinant quatre salles d’exposition, un centre de recherche dédié aux nouvelles technologies (CDRIN), l’espace public de Matane et même un appartement ouvert aux visiteurs durant trois jours.
Une approche volubile de l’image. Pour PHOS, l’image se doit de générer plusieurs conversations, d’emplir la ville par de multiples interventions, de se tourner vers le jeune public, les étudiants, les initiés autant que le grand public. L’image se fait aussi multilingue : l’événement propose au spectateur qui se tient – parfois littéralement – à l’écoute, des langages éclatés de l’image fixe et en mouvement. S’y intègrent également d’autres disciplines qui dialoguent parfois de près avec l’image, parfois de plus loin, telles que la performance sonore (Magali Babin, GGRIL), la danse, la musique, les marionnettes.
Outre la photographie émergente, le volet d’exposition intègre neuf artistes et décline un ensemble d’œuvres vidéo, photographiques, mais aussi installatives et louvoyant du côté des nouveaux médias. Une certaine retenue technologique semble prévaloir dans les œuvres numériques sélectionnées : on y découvre les usages du drone avec Nelly-Ève Rajotte, le mapping vidéo avec Boris Firquet et les Faiseux de Berlue, l’écriture en programmation séquentielle par Émile Morin ou encore la vidéo immersive avec Lenka Novakova. Présents, ces usages de l’image ne versent pas pour autant dans le démonstratif. Ils mettent en place des variations esthétiques qui contournent les formes attendues de l’image à l’heure du numérique : à l’exemple de l’œuvre d’Émile Morin définie comme une « installation numérique dissimulée sous une enveloppe analogique », les œuvres se refusent à une quête purement technologique et opèrent dans le noir, contre le spectaculaire et la saturation rétinienne.
Du drone à la caméra embarquée. PHOS donne accès à des œuvres déterminées par un œil résolument subjectif, submergé par l’environnement qu’il capte. L’imagerie de la caméra embarquée transparaît dans le regard sans artifice d’Isabelle Hayeur qu’elle immerge dans l’eau des rivières nordaméricaines, dans le déplacement au plus près du sol de forêts opéré par Christian Calon ou encore au sein de la trame principale de l’essai vidéographique de Maryse Goudreau qui nous mène sur la route à bord d’un camion. S’y décèle une approche phénoménologique que l’on retrouve également dans l’esthétique bien différente des images en noir et blanc de Nelly-Ève Rajotte. Cette dernière avec Blanc, de même que Mise au monde de Maryse Goudreau, La grandeur des choses de Christian Calon ou encore En eaux troubles d’Isabelle Hayeur, est tournée vers des sujets puisés dans la nature. Tous offrent autant de relectures singulières du paysage avec des vues tour à tour immergées de l’intérieur (Hayeur, Calon), aériennes (Rajotte), ou issues de différents formats (Goudreau) qui requièrent une véritable écoute sensorielle et phénoménologique plutôt qu’analytique, s’appuyant résolument sur la subjectivité assumée tant par l’œil photographique de l’artiste que dans celle, interpellée, du spectateur. Sur ce point, il est à noter que l’image n’arrive jamais seule et tend à créer une expérience qui va au-delà du cadre de l’écran. Les œuvres vidéo présentées se trouvent accompagnées dans leur expérience de réception d’un ensemble de sens dont une large place est donnée au son et qui, sous couvert de dispositifs relativement simples, réussit cependant le pari de nous englober.
Résistances rétiniennes. Isabelle Hayeur et Maryse Goudreau empruntent en cela une voie esthétique des plus pertinentes. Là où s’imposerait le constat discursif ou le témoignage d’une écologie vacillante à grand renfort d’images médiatiques ou génériques, leurs regards décalés et la narration fragile qu’elles opèrent nous appellent à regarder et écouter différemment ce qui nous est montré : les milieux aquatiques et des bélugas captifs figurent la dérive d’un écosystème défait par l’homme et ici révélé sans emphase. En appuyant un discours critique sousjacent, leurs résistances rétiniennes font aussi œuvre de résistance politique. Leurs images se trouvent à l’inverse de la stratégie de dénonciation démonstrative, mais néanmoins opérante, de Boris Firquet qui s’effectue à grand renfort d’animation et de caricatures diabolisées créées à partir de photographies de presse. Ces trois corpus, qui sont réunis dans le vaste espace du Quartier général de PHOS, n’arrivent pas toutefois à se rencontrer complètement, tant les univers esthétiques et conceptuels qui les définissent sont écartelés. Une certaine solitude vient ainsi marquer les œuvres dans ce parcours d’exposition, encore accentuée par l’œuvre orpheline Helix de Sonia Paço-Rocchia : seule œuvre sans image, elle se retrouve nécessairement isolée du reste de la programmation.
Monologues intérieurs. Pour cette édition de PHOS, les œuvres qui portent plus loin la réflexion autour de l’image sont celles qui s’écartent quelque peu de ce contexte général volubile et multilingue pour mener le spectateur vers une contemplation critique. Isabelle Hayeur ou Nelly-Ève Rajotte en sont deux occurrences : dans l’immersion au cœur d’images qui viennent véritablement faire monde, dans la traversée critique et contemplative de leur sujet, elles viennent offrir une certaine résistance au bavardage de ces images trop généreuses ou extraverties auxquelles la tentation événementielle succombe bien souvent. Tout comme la voix hors champ de Mise au monde – une entrevue d’un camionneur devenue monologue –, le registre de ces images relèverait davantage d’une forme de monologue intérieur. Elles proposent ici une variation appliquée à l’image de ce mode littéraire que Michel Butor nommait le « magnétophone intime ». Dans les séries de photographies et les œuvres vidéo de PHOS, nous entrons dans le déroulement ininterrompu d’une pensée propulsée en image : circulaire dans la projection de Nelly-Ève Rajotte, fractionné pour Maryse Goudreau, oscillant pour Isabelle Hayeur, marcheur pour Christian Calon et psychotrope pour Boris Firquet. Ces monologues d’images abordent une approche non pas intimiste, mais immédiate et incarnée. Leur locution, contemplative et continue, s’adressera ainsi à un spectateur attentif, non pas tant initié que disponible à écouter ces langages rétiniens qui s’incarnent devant lui.
Claire Moeder est auteure et commissaire. Par le biais de textes, de recherches et d’expositions, elle mène une quête attentive des formes de l’invisible et de l’absence dans les usages actuels de l’image. Elle intervient dans plusieurs revues dont Ciel variable, Spirale, esse ou Espace art actuel et a contribué à divers ouvrages consacrés au médium photographique. Depuis 2014, ses projets d’exposition et d’écriture sont conçus dans un esprit d’étroite collaboration avec les artistes, incluant notamment Loin des yeux (Optica, 2016), Inventaire des invisibles (DARE-DARE, 2017). Depuis 2017, elle collabore à l’événement des Rencontres internationales de la photographie en Gaspésie.
[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 111 – L’ESPACE DE LA COULEUR ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : PHOS 2018 — Claire Moeder ]