[Hiver 2019]
Everything Else Is Ordinary
K21 – Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen, Düsseldorf, Allemagne
Du 21 avril au 12 août 2018
Par Ariane Noël De Tilly
Formé à New Delhi en 1992 par Jeebesh Bagchi, Monica Narula et Shuddhabrata Sengupta, Raqs Media Collective est d’abord et avant tout un groupe de réflexion dont les trois membres assument plusieurs rôles : artistes, critiques, théoriciens, commissaires et réalisateurs. En ourdou, le mot « raqs » est employé pour désigner un état de transe dans lequel entrent les derviches soufis lorsqu’ils dansent en tourbillonnant. « Raqs » est aussi l’acronyme de Rarely Asked Questions. Ce sont d’ailleurs des questions que peu de gens oseraient aborder de front, telles que « Qu’est-ce que le temps ? » et « Comment le temps est-il rattaché à l’espace et à l’histoire ? », qui étaient soulevées par les seize œuvres que Raqs Media Collective a présentées à K21 à Düsseldorf en 2018. Les œuvres choisies offraient différentes occasions aux visiteurs de réfléchir aux conséquences du passage du temps, de son utilisation par différents groupes sociaux, ainsi qu’aux différentes manières possibles d’écrire et de penser l’histoire.
En début de parcours, la projection vidéo Re-Run (2013) offrait une réflexion sur le passage du temps et la façon dont ce dernier se rattache à l’histoire. Il s’agit d’une recréation d’une photographie très célèbre prise par Henri Cartier-Bresson à Shanghai, en décembre 1948, au moment de la transition entre le gouvernement du Kuomintang et celui du Parti communiste chinois. La photographie au cadrage serré de Cartier-Bresson transmet de manière très précise l’atmosphère de confusion et de chaos générée par la chute de la devise monétaire. Assemblée à l’extérieur d’une banque, une foule, en état de panique, forme une masse très dense où tout un chacun se pousse, espérant pouvoir se rapprocher de la porte d’entrée. Soixante-cinq ans plus tard, Raqs a recréé la scène à l’aide d’un autre médium – la vidéo – et à beaucoup plus grande échelle. À première vue, la projection semble figée, mais peu à peu, le très lent mouvement de va-et-vient de la foule, similaire à celui d’un pendule, devient visible. Le déroulement des images, qui a été ralenti par les artistes durant la phase de postproduction, invite à repenser à ce que représente cet événement dans un contexte plus global de paniques bancaires provoquées par des situations politiques et économiques instables et menant au retrait massif de devises.
Un peu plus loin, l’installation vidéo à deux canaux Strikes at Time (2011) offrait quant à elle une réflexion sur le passage du temps, sa mesure et son utilisation, le jour et la nuit, par un ouvrier. Elle a été inspirée par La nuit des prolétaires de Jacques Rancière, ouvrage dans lequel l’auteur présente et commente des textes écrits par des ouvriers français dans la vingtaine, au XIXe siècle, la nuit, soit pendant leur seul moment de liberté et de créativité après une journée de dur labeur. L’œuvre a été réalisée en collaboration avec le Cybermohalla Ensemble, un groupe de jeunes âgés de quinze à vingt-trois ans, qui s’est chargé d’étoffer les écrits du journal authentique d’un ouvrier, comprenant de nombreuses informations factuelles, telles que son heure de départ pour le travail ou le nombre de roupies qu’il avait dû débourser pour l’achat dudit journal. Le procédé adopté aura été celui d’une insertion, au fil des entrées du journal, de réflexions et d’aspirations d’ouvriers désirant améliorer leurs conditions d’existence telles que : « Les révoltes ne tiennent pas compte de l’heure », « Les rêves anarchistes ne connaissent pas de limites » ou, encore, « Chacun doit réinventer la vie1 ». Les images de la projection de gauche présentent diverses vues nocturnes de la périphérie d’une métropole ainsi que des espaces industriels, auxquelles vient s’ajouter la transcription du journal en anglais dont on voit, dans la projection de droite, les pages écrites à la main en ourdou. Celle-ci compte aussi des images animées des figures Yaksha et Yakshi, formes masculines et féminines d’esprits de la mythologie hindoue, chargés de protéger les êtres, la nature et les villes. Sans être une traduction visuelle directe, dans un autre contexte spatio-temporel, de la révolution intellectuelle étudiée par Rancière, Strikes at Time, tout comme l’ouvrage de Rancière, n’établit pas de distinction entre « ceux qui font » et « ceux qui pensent », mais dévoile plutôt un univers où la réflexion sociale est concevable pour tous. Il s’agit d’une étude inspirée et inspirante d’un contexte bien précis, lequel évoque une dimension universelle, mais comportant également une véritable profondeur spirituelle.
L’animation Equinox (2012), réalisée à la suite d’une résidence à l’Isabella Stewart Gardner Museum à Boston en 2010, mettait en scène les activités nocturnes d’un musée. En extrayant plusieurs figures de tapisseries, peintures, sculptures, céramiques et livres d’enfants de la collection du musée vus la nuit et en les animant, un processus que le collectif emploie de manière récurrente, sous la forme d’un théâtre d’ombres, Raqs présente encore une fois la nuit comme un moment privilégié où l’imaginaire est roi et ne connaît pas de restrictions. En faisant référence, par l’entremise du titre, aux deux journées de l’année où le jour et la nuit sont d’égale durée, Raqs réitère l’importance, pour ne pas dire la nécessité, des occupations nocturnes.
En fin de parcours, afin de regagner le grand hall de K21, le public se devait de repasser devant Marks (2011), dont le titre, lorsque prononcé à voix haute, sonne comme le nom du penseur, journaliste, théoricien de la révolution et philosophe allemand Karl Marx. Cette installation lumineuse réalisée à l’aide d’ampoules à DEL présente le croisement de signes de ponctuation, un point d’interrogation et un point d’exclamation, dont la configuration évoque également la faucille et le marteau, symboles communistes très connus. Créée dans le cadre du Festival d’automne à Paris et d’abord exposée dans les quartiers généraux du Parti communiste français en 2011, Marks est une invitation à réfléchir à l’héritage et au pouvoir des idées révolutionnaires de Marx dans le contexte néolibéral actuel. Bref, une exposition exigeante pour les visiteurs en raison de la complexité des questions soulevées, mais dont le parcours était judicieusement ficelé. Les œuvres faisant appel à l’image en mouvement, particulièrement celles discutées dans ce compte rendu, avaient le pouvoir d’emporter tout un chacun dans des univers poétiques des plus éloquents et visuellement captivants.
Ariane Noël de Tilly est titulaire d’un doctorat en histoire de l’art de l’Université d’Amsterdam et a effectué un stage d’études postdoctorales à la University of British Columbia de 2011 à 2013. Ses recherches portent sur l’exposition, la diffusion et la préservation de l’art contemporain ainsi que sur l’histoire des expositions. Elle est chargée de cours à l’Emily Carr University of Art + Design à Vancouver.
[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 111 – L’ESPACE DE LA COULEUR ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Raqs Media Collective, Everything Else Is Ordinary — Ariane Noël De Tilly ]