[Hiver 2019]
Galerie Sfeir-Semler, Hambourg, 2019
Rencontres de la photographie, Arles, 2018
Aperture Foundation, NY, 2018
Par Michèle Hadria
C’est au moment de l’investiture de Donald Trump que Taysir Batniji vient séjourner chez ses cousins expatriés, qu’il n’avait pas revus depuis son enfance. Émigrés dans les années 1960 et 1980 pour des raisons économiques, ils sont aujourd’hui « Palestiniens-Américains ». Pour certains, la réussite sociale est au rendez-vous : excellente situation de cousins respectivement dentiste et biologiste, qui ont obtenu leurs diplômes au Caire. Belles villas avec piscine, intérieurs spacieux ponctués de signes du pays natal : écritures coraniques enluminées, narghilé d’argent, chapelets, livres de prières y coexistent avec télécommandes, gadgets et autres marques d’une culture numérique populaire.
Des photographies de famille conservées dans des boîtes translucides accusent inversement les outrages du temps. Taysir Batniji, « en totale immersion » chez eux, en Californie puis en Floride, traite ces clichés familiaux de façon insolite : tronqués d’une page à l’autre du livre (qui résulte aussi de cette enquête1), leurs potentielles chutes, entre recto et verso, ne sont jamais là où on les attend et semblent incontrôlables : l’angle mort d’un souvenir de baignade, celui d’un passeport, d’une lettre manuscrite en arabe, marquée par l’urgence.
L’artiste, installé à Paris, n’a pu regagner sa ville natale au plus fort d’affrontements survenus à Gaza alors qu’il l’avait quittée pour exposer à Amman. En France, où il fonde une famille, il est lauréat en 2017 de la Bourse de la Fondation Hermès en lien avec la Fondation Aperture de New York. L’exil choisi de ses cousins lui sera-t-il par conséquent apparu plus placide ou mieux planifié ? Ceux-ci en effet, après des séjours dans plusieurs pays du Golfe, s’installent définitivement aux États-Unis. Ce sont maintenant des citoyens américains dont les enfants, qui n’ont pas grandi à Gaza, poursuivent leurs études et voyagent. Non que ces cousins aient refoulé le sentiment de leur terre. Faisant inévitablement corps avec leur biographie, celle-ci ne saurait être oubliée. Chaque jour, ils écoutent la radio, lisent le journal, se tiennent au courant. Leur cuisine est composée de plats traditionnels. Et si deux portraits d’époux trônent dans le salon dans une sorte d’autocélébration typiquement américaine, c’est surtout là le signe d’un American Dream que certains d’entre eux pensent effectivement avoir rencontré. Tous travaillent. Aussi l’artiste se retrouve-t-il seul chez eux en journée. Il scrute leurs objets et effets personnels. Ajouteront-ils quelque chose de ténu aux confidences livrées le soir à celui en qui ils peinent à dissocier « le cousin » de « l’artiste » ? Sobre, factuelle, tel le texte édité pour la publication, l’attention pleine de tact que manifeste Batniji dans l’observation de leurs gestes, de leurs objets intimes se traduit moins par des photographies de famille bon enfant (suivant « Un Art Moyen » de Bourdieu) que par les agrandissements d’un service à thé, d’un trousseau de clés, d’une sacoche de médicaments, de livres de comptes, d’une penderie aux chemises imprimées de palmiers, motifs estivaux et touristiques par excellence.
Deux situations frappent dans ces retrouvailles marquées par la confiance, mais parfois aussi par une certaine tension. Les villas de Samir, Kamal et Sobhi font partie aux États-Unis de ces îlots sécurisés de propriétaires privilégiés. L’artiste, qui ne conduit pas, s’y sent loin de tout, lui qui lors de son premier voyage de Gaza vers Naples s’étonnait de la fluidité de l’air, d’une liberté de pas et de directions jamais conditionnelles. L’insularité, paradoxal enfermement de cet habitat (d’ordre social et systémique cette fois), rendra son séjour difficile. Mais peut-être est-ce dû aussi à quelque chose d’opaque (bien que manifestement sincère), qui surprend dans les affirmations de ses cousins : « Nous vivons ici comme si nous n’étions jamais partis de là-bas », « La Californie est une autre Terre sainte… L’Amérique est un lieu divin ».
L’American way of life aura donc constitué pour eux un Eldorado non démenti, du moins sur le plan « du fondement des droits humains, de la législation et des opportunités ». Ceci permet de percevoir que ce monde occidental dans lequel nous baignons présente des facettes qui, malgré toutes les acquisitions profitables de son Histoire, divergent de postures étatiques souvent ambiguës. Les Droits de l’Homme, la possibilité d’étudier en temps de paix, l’accès au travail y constituent certes d’indéniables avantages. Pourtant, nous saisissons mieux que notre qualité de vie en Europe pourrait bien, comme aux États-Unis, trahir un même sommeil… Et que, sauf irruption contestataire, l’aisance matérielle, le standard de vies décentes, l’acquis de droits sociaux restent sans rapport avec certaines compromissions idéologiques moins perceptibles.
Lorsque Taysir Batniji rejoint son cousin Ahmed en Floride, il confronte une réalité sociale duelle plus authentique. Ahmed a ouvert une supérette à Tamarind dans une banlieue non sécurisée de West Palm Beach. Pour lui, qui côtoie une clientèle de couleur défavorisée, la réussite sociale ne va pas de soi. On est touché par le ton réaliste et sans apprêt de cet homme au corps mince et nerveux : « Nous ne pouvons pas retourner là-bas et vivre comme eux… Nous ne pensons plus de la même façon. Tu vois ce que je veux dire ?… » C’est parce qu’il n’a pas aussi bien réussi dans la vie que le cousin Ahmed est apte à percevoir la face cachée des sociétés occidentales pêchant souvent par ostracisme, notamment lors de crises économiques ou politiques. Est-ce pour mitiger l’affirmation de ses cousins californiens que l’artiste double son investigation d’aquarelles reprenant des dessins, installations et performances réalisés depuis 1997 ? Deux valises magrittiennes y apparaissent emplies d’eau ou de sable. Leurs traits, volontairement indécis, évoquent quelque pièce manquante, tel ce souvenir d’enfance d’un palmier qui, en Palestine, fut remplacé après le décès de l’oncle Salem par un olivier, puis par un carré vide… Certes, celui-ci n’a rien à voir avec les palmiers des chemises multicolores d’Ahmed, puisqu’il incarne cette latence centrale et lacunaire venant troubler le puzzle d’un bonheur ou d’une adaptation syncrétique si familière à tout expatrié.
Michèle Cohen Hadria collabore à diverses revues, dont artpress (Paris), Ciel variable, ETC (Montréal), N. paradoxa, Third Text (Londres). Elle s’intéresse actuellement aux pratiques artistiques du Sud.
[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 111 – L’ESPACE DE LA COULEUR ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Taysir Batniji, Home Away From Home — Michèle Hadria ]