[Été 2019]
Jewish Museum, New York
2 novembre 2018 – 3 mars 2019
Par Ariane Noël de Tilly
Regroupant des œuvres créées au cours des cinq dernières décennies, l’exposition Martha Rosler: Irrespective présentée au Jewish Museum à New York mettait en lumière l’engagement politique et social, moteur de l’œuvre de l’artiste américaine Martha Rosler, suivant son abandon de la peinture abstraite dans les années 1960. Le photomontage Cargo Cult, de la série « Body Beautiful, or Beauty Knows No Pain » (v. 1966–1972), première œuvre de l’exposition, constituait en soi un appel aux visiteurs, leur signalant l’importance de prendre le temps d’examiner toutes les œuvres attentivement afin de saisir la complexité de chaque critique avancée par l’artiste. Cargo Cult est une image du chargement d’un cargo, choisie puis modifiée par Rosler : les doubles portes des conteneurs ont été recouvertes de photographies découpées dans différents magazines féminins montrant en gros plans des visages de jeunes femmes en train de se maquiller. Cargo Cult signale très clairement la part significative que l’industrie cosmétique occupe dans l’économie mondiale, mais aussi à quel point celle-ci a contribué à instrumentaliser le corps de la femme…
Un peu plus loin figurait une sélection de photomontages de la série « House Beautiful: Bringing the War Home », créée entre 1967 et 1972 et certainement une des séries les plus évocatrices et percutantes de Rosler. En réaction à la guerre du Vietnam, la première guerre dont la planète a pu voir des images télévisées, d’où l’appellation « the living room war », Rosler a combiné des images de femmes performant différentes tâches ménagères à des photographies en noir et blanc de la guerre, la majorité des premières tirée du magazine House Beautiful, les secondes du magazine Life. Cleaning the Drapes présente une femme en train de passer l’aspirateur sur les rideaux d’une fenêtre dont la vue n’est pas celle de son jardin, mais plutôt une photographie en noir et blanc de soldats à l’abri dans une tranchée. First Lady (Pat Nixon) montre la femme du 37e président des États-Unis élégamment vêtue posant fièrement dans un chic salon dont le cadre accroché au-dessus du foyer contient une image en noir et blanc d’une femme victime de cette guerre. La juxtaposition d’images d’intérieurs de maisons et de photographies documentant la perte de vies humaines fait ressortir la futilité de la vie domestique par rapport aux atrocités commises. Comme l’indique Rosalyn Deutsche dans l’essai publié dans le catalogue de l’exposition, le sous-titre de la série – Bringing the War Home – fait référence à une expression employée par les militants antiguerre au début des années 1970 demandant à ce que les troupes américaines soient rapatriées afin qu’une autre guerre plus légitime soit menée, soit celle contre les inégalités sociales1.
Dans la même salle, une autre série, se voulant la suite de « House Beautiful: Bringing the War Home », regroupait d’autres photomontages conçus en réaction aux guerres menées par les États-Unis en Afghanistan et en Iraq. Photo-Op (2004) montre au premier plan une femme blonde, portant une robe très moulante, prenant un égoportrait, mais l’image apparaissant sur l’écran de son téléphone est celle d’une victime de guerre. La même image est répétée, et la femme est présentée tenant la même pose, mais cette fois c’est une image d’une autre victime qui est affichée sur son téléphone. Sur les fauteuils situés au fond du salon reposent une enfant et une jeune femme ayant perdu la vie, autres victimes de ces guerres. Derrière elles, à travers une vitre, on aperçoit une scène de guerre empruntant les couleurs vives associées aux combats. Les photomontages de Rosler, immensément saisissants, entrent en dialogue non seulement avec leur époque, mais aussi avec les œuvres de l’artiste allemande Hannah Höch, bien connue pour ses photomontages irrévérencieux de la République de Weimar, ainsi qu’avec les collages de l’artiste pop britannique Richard Hamilton critiquant la société de consommation de l’après-guerre.
Dans les salles suivantes, les installations, œuvres faisant appel au texte, et les vidéos permettaient de constater à quel point, pendant toute sa carrière, Rosler a dénoncé les inégalités sociales et a créé des œuvres afin de faire réagir son public. En fin de parcours, l’œuvre Point and Shoot, réalisée en 2016, mais mise à jour pour cette rétrospective en 2018–2019, superposait les propos tenus par le président américain actuel à une photographie de ce dernier, prise en 2016 pendant les élections primaires. Il s’agit de l’énoncé de Donald Trump déclarant qu’il pourrait faire feu sur une personne sur la 5e Avenue à New York sans perdre un seul électeur. À cette image et citation des plus dérangeantes, Rosler a également superposé la liste d’une centaine de personnes faisant partie de minorités visibles tuées par des policiers dans la rue ou pendant leur détention provisoire. C’est donc sur une ultime dénonciation des inégalités sociales que le parcours de cette exposition poignante, provocante, et dont toutes les œuvres demeurent d’actualité, se terminait. Un appel, donc, à la prise de parole et à un continuel engagement politique et social, ainsi qu’à la nécessité de la circulation des œuvres de Martha Rosler dans les différentes sphères de la vie.
Ariane Noël de Tilly est professeure au Département d’histoire de l’art du Savannah College of Art and Design. Elle est titulaire d’un doctorat en histoire de l’art de l’Université d’Amsterdam et a effectué un stage d’études postdoctorales à la University of British Columbia. Ses recherches portent sur l’exposition, la diffusion et la préservation de l’art contemporain, ainsi que sur l’histoire des expositions.
[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 112 – LA COLLECTION REVISITÉE ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Martha Rosler, Irrespective — Ariane Noël de Tilly ]