Serge Clément, Archipel — Alexis Desgagnés, Géographie d’un archipel

[Été 2019]

Par Alexis Desgagnés

En 2014, le photographe Serge Clément et moi présentions à Québec l’exposition Constellations, constituée d’un corpus de livres photographiques puisé dans l’impressionnante collection de l’artiste. Notre intention était de susciter, en examinant le rapport privilégié qu’entretient Clément avec le livre photographique, une réflexion sur ce type d’ouvrages et de contribuer à sa légitimation artistique. À l’époque, l’historienne de l’art et commissaire Zoë Tousignant nous avait rencontrés afin d’écrire, pour Ciel variable, un article sur notre projet1.

Le temps ayant fait son œuvre, Clément et Tousignant ont depuis noué une fructueuse relation. Après avoir assuré, en 2015, le commissariat de l’exposition collective Accumulations, laquelle associait le travail de ce photographe avec ceux de Michel Campeau et de Bertrand Carrière, Tousignant renouvelait récemment, à Occurrence, sa collaboration avec Clément. Ce dernier y présentait l’exposition Archipel, un survol rétrospectif de ses maquettes et livres photographiques réalisés depuis 1979, sous le commissariat de Tousignant2. J’ai eu le plaisir de nous réunir à nouveau pour que nous échangions, cette fois, à propos de leur projet3.

Dans l’espace d’exposition principal d’Occurrence, le public était invité à circuler parmi plusieurs tables sur lesquelles étaient posées différentes maquettes et publications que Clément a produites au fil de sa carrière. Si certains de ces objets étaient placés sous vitrine ou déployés de manière à ce qu’on puisse les regarder à quelque distance dans leur intégralité, la plupart restaient accessibles aux mains visiteuses afin d’en permettre la consultation. Une table après l’autre, et chaque livre un à un, telles les îles d’un archipel, un survol topographique de l’œuvre photographique de Clément était donné à voir, à explorer, à feuilleter. Bien qu’aucun parcours chronologique n’ait été explicitement proposé, il était possible de percevoir une trajectoire, une démarche, des maquettes les plus anciennes aux plus récentes publications…

D’Affichage et automobile (1979) à Métamorphose (2016), la ville constitue assurément le thème de prédilection du photographe, thème qui traverse toute son œuvre. Ainsi qu’en témoignent ses images, Clément est un vagabond furtif, un globe-trotter à l’affût qui transcrit, souvent grâce aux habiles jeux de réflexion qu’on lui connaît ou par des cadrages dynamiques, les enchevêtrements complexes du tissu urbain, de sa culture visuelle. Sans que la démarche photographique de Clément soit marquée par d’importantes ruptures esthétiques ou conceptuelles, on peut tout de même percevoir, avec Vertige Vestige (1998), un certain basculement de son œuvre. L’artiste, dont la pratique était jusque-là davantage ancrée dans le genre du documentaire, semble depuis lors privilégier une esthétique procédant davantage d’une volonté de poétisation du réel. « On est toujours dans le réel, mais dans un réel qui est moins accroché à la description », confie Clément à propos de ses projets des deux dernières décennies.

Mais encore, outre le contenu du travail photographique de Clément, l’exposition met en lumière l’importance qu’a pour lui, depuis environ quarante ans, ce qu’on pourrait nommer la forme-livre, pour synthétiser en une idée la diversité des formes possibles du livre. Chez l’artiste, cette relation intime à la forme-livre s’est d’abord incarnée dans un en-semble d’environ une douzaine de maquettes réalisées sur près de vingt ans (1979–1997), qui ont toutes un aspect semblable et sont destinées à un même usage.

Chaque maquette consiste, en fait, en un exemplaire unique qui articule des séquences de tirages photographiques montés sur carton ou collés dos à dos, puis boudinés. Le recours à ce type d’objet, sorte de prototype servant à construire un ensemble d’images et à lui assigner une cohérence, est d’abord justifié par sa fonction intrinsèque. « C’est déjà là dans mes premiers projets photographiques, cette idée d’utiliser les maquettes pour travailler la séquence, le sens de mes images. » D’abord un outil de travail et d’expérimentation, donc, mais également une forme de manuscrit destiné à être montré dans divers contextes, pour être éventuellement publié. « J’ai fait ça dans l’esprit qu’il s’agissait d’une forme susceptible d’intéresser des éditeurs, avec la-quelle on pouvait réfléchir et possiblement faire un livre. »

Pour Tousignant, il allait de soi que ces maquettes fassent partie de l’exposition Archipel. D’une part, la volonté d’aborder la production de livres de Clément sous un angle rétrospectif supposait de montrer « ces objets hybrides, expérimentaux ». D’autre part, la présentation des maquettes répondait également à l’intérêt qu’a l’historienne de l’art pour la diversité des formes imprimées dans l’histoire de la photographie. En 2016, cet attrait avait d’ailleurs justifié la conception, chez Artexte, d’une exposition consacrée au magazine photographique canadien entre 1970 et 19904. « Les magazines sont un espace où les idées esthétiques et la créativité sont développées. Mon intérêt pour ceux-ci va de concert avec celui que j’éprouve pour les livres photographiques. Les magazines et les livres photographiques doivent être considérés comme des formes d’art équivalentes, comme des objets semblables. » Il était donc naturel pour la commissaire de poursuivre ses recherches en examinant les maquettes et autres ouvrages de Clément.

Il faut dire qu’au moment où l’artiste réalisait ses premières maquettes, l’essentiel de la photographie diffusée au Québec, en dehors des expositions, l’était grâce aux magazines. Comme il le souligne, « ce qui se produit dans le genre [dans les années 1970] consiste en des objets hybrides. On ne revendique pas encore l’idée du livre photographique. Ce sont des publications, des magazines qui sont détournés vers l’idée du livre. » Il convient donc de situer les maquettes de Clément, que ce dernier considère comme des objets intermédiaires à mi-chemin « entre compte rendu des expositions et travail sur la séquence [des séries] », dans un contexte où la diffusion de la photographie supposait souvent la production de supports hybrides.

Même si l’artiste ne publie ses premiers livres que dans les années 1990 (Cité fragile, 1992 et Halloween, 1997), il faut saluer le choix que le photographe et la commissaire ont fait d’inclure ces maquettes dans l’exposition Archipel. Non seulement constituent-elles un jalon incontournable dans le processus créatif de l’artiste, mais elles possèdent aussi assurément, en regard de l’expérience que procure leur consultation, un statut semblable à celui des autres livres de Clément. La scénographie de l’exposition, ses divers dispositifs et son mobilier y invitant, la manipulation des ouvrages était, de surcroît, encouragée par la nature même des objets présentés – des livres ! –, puis, dans la seconde salle d’exposition, par une vidéo montrant, en plongée verticale, des mains les feuilletant.

Dans les années 1990, Clément prend conscience de la force de l’expérience que suscite la lecture des livres photographiques alors qu’il participe à l’événement Les ateliers s’exposent. À cette occasion, le public montréalais était convié à visiter des ateliers d’artistes professionnels. Dans son studio, Clément, qui présentait notamment ses maquettes, observait la réaction des visiteurs : « Ce fut pour moi une découverte de voir comment les gens réagissaient devant ces objets-là. Je pense que ça a stimulé mon désir de poursuivre mon travail sur les livres. Je voyais là un potentiel quant à la lecture des images. Devant un livre, tu ne vis pas la même émotion que devant des photographies au mur. Dans le livre, le rapport est physique, la lecture me semble avoir plus de force que devant des images encadrées. C’est peut-être une illusion, mais c’était la perception que j’avais. » L’attitude des visiteurs de l’exposition Archipel semble donner raison à cette perception. « J’ai senti un peu quelque chose de semblable à Occurrence, où plusieurs personnes, au lieu de ne passer que quelques minutes en galerie pour faire rapidement le tour de l’exposition, prenaient une heure, voire plus, à regarder les livres, à vouloir tout regarder, et revenaient même pour voir l’exposition. C’est ça, l’expérience du livre. »

Cette fascination qu’éveille indéniablement l’exposition Archipel s’explique sans doute par la grande cohérence de l’univers photographique de Clément, mais aussi par la richesse formelle des livres qu’il crée. Car vraisemblablement, pour l’artiste, chaque projet de livre appelle la forme qui siéra le mieux aux visées plastiques, conceptuelles et poétiques du moment. Outre les volumes précédemment évoqués, on pensera notamment aux ouvrages de grand format, initialement conçus pour être exposés en extérieur, dont la patine vieillie arbore d’ailleurs désormais maintes traces de doigts, graffitis et autres stigmates laissés par d’anciens lecteurs. Mais il faut surtout ici mentionner un nouveau venu dans la bibliographie des titres de Clément, à savoir Archipel, le livre-compagnon de l’exposition éponyme, publié conjointement par Occurrence et l’éditeur français Loco5.

En dépit de la relation qui lie cet ouvrage à l’exposition Archipel, j’hésite à en parler comme d’un simple catalogue. Bien entendu, cette publication se distingue des titres précédents du photographe en ce qu’elle comporte une dimension informative, tenant au travail scientifique que Tousignant a réalisé pour l’ouvrage. En plus du texte de présentation qu’elle y signe, cette dernière a soigneusement constitué une liste bibliographique détaillée qui couvre vingt-sept maquettes et livres de Clément. Archipel comporte également une description plus étoffée de six volumes qu’a choisis le photographe parmi ceux qu’il a publiés depuis 2000.

S’expliquant sur sa contribution à ce projet d’édition, Tousignant affirme : « Je ne voulais pas interpréter les œuvres de Serge, mais plutôt les décrire comme des objets qui existent dans le temps. J’ai certainement été inspirée par des ouvrages comme ceux de Martin Parr et de Gerry Badger6, qui proposent des descriptions assez concrètes des livres photographiques. Avec un souci témoignant de mon respect pour la pratique des bibliothécaires et des archivistes, mes textes didactiques répondent à cette volonté fondamentale qu’a l’histoire de l’art de valoriser l’objet d’art en le décrivant en détail. Décrire simplement cet objet, c’est, pour moi, une façon de le prendre au sérieux en tant qu’œuvre d’art. »

Au-delà de ce contenu informatif, le cœur de l’ouvrage Archipel reste cependant une sélection qu’a fait Clément d’une centaine de photographies, pour la plupart tirées de ses livres, sélection qui, pour reprendre les mots de Tousignant, procède d’une volonté de l’artiste de « réappropriation active de sa production passée7 ». Ce nouveau regard qu’il jette sur ses images contribue à en actualiser la lecture et l’appréciation, d’où qu’Archipel ne puisse être considéré comme un catalogue d’exposition, mais bien comme la dernière œuvre en date d’une longue liste de livres d’artiste. Espérons qu’elle continue de croître dans les années à venir.

1 L’exposition Constellations a été présentée à VU, centre de production et de diffusion de la photographie (Québec) du 21 mars au 20 avril 2014. À ce sujet, voir Zoë Tousignant, « Déballer la bibliothèque de Serge Clément », Ciel variable, n° 98 (automne 2014), p. 46–53.
2 L’exposition Carrière, Campeau, Clément : Accumulations a été présentée à la galerie Simon Blais (Montréal) du 4 septembre au 10 octobre 2015. L’exposition Archipel a été présentée à Occurrence (Montréal) du 16 novembre au 21 décembre 2018.
3 Sauf indication contraire, toutes les citations qu’on trouve dans le présent texte sont extraites d’une entrevue réalisée avec Clément et Tousignant le vendredi 18 janvier 2019 à Montréal.
4 Magazines photographiques canadiens 1979–1990 : reconsidération d’une histoire de la photographie imprimée, exposition préparée par Zoë Tousignant et présentée à Artexte (Montréal) du 8 septembre au 5 novembre 2016. L’essai qu’a rédigé la commissaire pour l’occasion est reproduit dans Ciel variable, n° 105 (hiver 2017), p. 44 à 51.
5 Serge Clément, Archipel, avec des textes de Zoë Tousignant, Montréal et Paris, Occurrence et Éditions Loco, 2018.
6 Martin Parr et Gerry Badger, The Photobook: A History (3 volumes), Londres et Paris, Phaidon, 2004, 2006 et 2014. Au sujet de ces ouvrages, et notamment du troisième volume, voir Alexis Desgagnés, « The Photobook : A History Volume III», Ciel variable, n° 100 (printemps-été 2015), p. 93 et 94.
7 Zoë Tousignant, « Revisiter », dans Clément, Archipel, op. cit., p. 5.

Artiste et auteur, Alexis Desgagnés vit à Montréal. Il enseigne l’histoire de l’art au collégial et milite activement dans un syndicat.  
Serge Clément est né à Valleyfield en 1950. Il pratique la photographie depuis 1975 et se consacre depuis 1993 exclusivement à la photographie artistique. Sa démarche se décline du documentaire à l’installation en passant par le commentaire social, le récit poétique et l’essai photographique. Ses œuvres ont été exposées dans différents pays d’Europe, au Canada, en Syrie, en Chine et au Japon. Il figure au sein de collections institutionnelles et privées majeures au Canada, en France, en Belgique et à Hong Kong. Il est représenté par la Galerie Simon Blais à Montréal et la Galerie Le Réverbère à Lyon. sergeclement.com

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 112 – LA COLLECTION REVISITÉE ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Serge Clément, Archipel — Alexis Desgagnés, Géographie d’un archipel ]