[Été 2019]
Centre des arts actuels SKOL, Montréal
Du 28 février au 6 avril 2019
Par Sophie Bertrand
Grand Nord est un projet photographique de Valérian Mazataud présenté dans le cadre du festival Art Souterrain et de sa thématique annuelle Le Vrai du Faux. Deux volets de ce travail réalisé dans l’arrondissement de Montréal-Nord sont partiellement exposés dans la galerie, l’un réalisé en 2013, soit cinq ans après la mort de Fredy Villanueva, tué lors d’une bavure policière, l’autre achevé cinq ans plus tard, en 2018, avec la création d’ateliers dirigés par l’artiste et construits en collaboration avec les habitants. Suite à l’invitation de SKOL à poursuivre le premier chapitre qui documente l’esprit communautaire, le multiculturalisme et les liens sociaux qui unissent les résidents, le photographe entreprend par la suite de documenter ce quartier autrement, hors des sentiers traditionnels de la photographie documentaire. C’est en se glissant parmi les archives photographiques de l’histoire de Montréal-Nord qu’il décide de jongler avec le spatio-temporel et de proposer des « discussions photographiques » qui permettent aux résidents de reprendre le contrôle sur leur image et de se réapproprier leur histoire.
Un tirage grand format accueille tout d’abord le visiteur et le familiarise rapidement avec le contexte : le cliché d’un quartier rongé par des maux divers s’efface immédiatement pour laisser place à une photographie d’un centre communautaire où un groupe de personnes apprêtées pour une occasion festive semble célébrer. Cette image qui inaugure l’exposition est issue du premier chapitre de Grand Nord et présente déjà la vision humaniste du photographe. En 2013, alors qu’il collabore principalement avec la presse, Mazataud commence à s’interroger sur les formes de représentations médiatiques, notamment celle de Montréal-Nord suite à la mort brutale du jeune Villanueva et au soulèvement de la population qui a suivi. Sa réflexion à ce moment-là laisse à penser que le lien entre l’information et la population est rompu et que l’image du quartier et de ses habitants telle que diffusée dans le réseau de l’information populaire véhicule une seule réalité et tend à évincer les autres. Stigmatisé par sa criminalité et son seuil de pauvreté, Montréal-Nord parvient difficilement à décoller l’étiquette qu’on lui appose depuis longtemps et seules ses cicatrices nourrissent les médias. Les quelques images grand format de l’exposition tirées de ce premier corpus1 sont une introduction à une rencontre avec les Nord-Montréalais et tendent à rompre le mythe de la distance dont se joue le titre de l’exposition.
La suite du parcours de l’exposition permet de mieux comprendre la dimension identitaire et historique de Montréal-Nord : entre tableaux photographiques, images d’archives et mises en scène, on parvient à saisir la cohésion sociale qui représente l’arrondissement. En s’arrêtant devant les diptyques réalisés en collaboration avec les participants des ateliers chapeautés par l’artiste, on cherche à discerner d’un œil amusé les anachronismes qui nous permettent de déceler les mutations urbaines et démographiques de ce territoire. Piochées au sein de la Société d’histoire et de généalogie de Montréal-Nord ou empruntées à des résidents volontaires, les archives nous plongent dans un passé oublié ou méconnu. Ces documents anciens entretiennent un dialogue constant avec des images récentes accessoirisées et scénarisées par les participants, toutes générations confondues, où le propos de l’archive est reproduit presque à l’identique à l’exception des changements survenus avec le passage du temps (architecture, construction, habillement, coiffures, etc.). Au-delà du jeu des différences ou du « cherchez l’erreur », ces photographies réactualisées soulignent l’implication des membres de la communauté dans ce projet et leur volonté de connaître l’histoire du quartier auquel ils s’identifient et de la partager.
Discrète, mais fil conducteur ambiant, une bande sonore nous enveloppe dans un angle de la galerie, entremêlant les voix des participants pendant qu’une installation vidéo présente silencieusement le feuillettement d’un album photo ancien où les images résultant des ateliers et les archives n’en finissent pas de converser.
La démarche de Valérian Mazataud pose évidemment la réflexion du lien entre le projet participatif et la photographie documentaire, et interroge sur la subjectivité des images et la relation que nous entretenons avec elle. Une photographie réalisée au sein d’un processus collaboratif reflèterait-elle l’établissement de nouveaux paradigmes esthétiques vers une photographie documentaire plus éthique ? L’exposition Grand Nord soulève cette question devant laquelle nous devrions nous positionner tout au moins en tant que « lecteur » de ces images afin de mieux analyser ce que nous regardons et comment nous le regardons.
L’exposition Grand Nord sera également présentée à la Maison de la Culture de Montréal-Nord en septembre 2019.
Sophie Bertrand est photographe et rédactrice photo indépendante. Basée à Montréal, elle développe son travail personnel autour du thème de la mémoire et de la transmission. Après avoir proposé une projection sur la photographie canadienne lors des Rencontres Photographiques de Guyane en 2017, elle s’est engagée dans un certificat en muséologie et diffusion de l’art à l’UQAM en vue de développer des projets curatoriaux dans le domaine de la photographie. Elle est membre du collectif Stock Photo (Montréal) et du studio Hans Lucas (Paris). sophie-bertrand.com
[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 112 – LA COLLECTION REVISITÉE ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Valérian Mazataud, Grand Nord — Sophie Bertrand ]