[Été 2019]
Galerie Leonard & Bina Ellen, Montréal
Commissaire : Michèle Thériault
Du 17 novembre 2018 au 23 février 2019
Par Érika Nimis
Qu’ont en commun le poète performeur Kain, l’auteur Patrick Straram, le Computer Riot à l’Université Sir George Williams en 1969, les Black Panthers, le FLQ et l’Internationale situationniste ? Réponse : Blues Klair, la première exposition individuelle au Canada de l’artiste belge Vincent Meessen, présentée à la galerie Leonard & Bina Ellen du 17 novembre 2018 au 23 février 2019.
Blues Klair se déploie sur quatre espaces ouverts : deux salles d’exposition, une salle de projection et un coin lecture qui donne accès à plusieurs publications de la contreculture québécoise des années 1970. Le parcours débute par la traversée dans la pénombre d’une salle nimbée de lumière bleue, jonchée de papiers qui évoquent la contestation raciale de l’Université Sir George Williams en 19691. La seconde salle est dédiée à l’œuvre de Patrick Straram (1934-1988), l’une des figures marquantes de la contreculture au Québec, débarqué à Montréal un beau jour de 1958, au moment même où la ville devenait une capitale de l’anti-impérialisme2. Dans une série intitulée Index (2018), Vincent Meessen a conçu un abécédaire à la Gilles Deleuze, composé de fragments d’archives issues de communautés et de figures restées dans l’ombre de l’histoire, comme, à la lettre H, (Med) Hondo, réalisateur engagé de l’inoubliable Soleil Ô (1970), récemment disparu, ou à la lettre B, Blues Clair, référence explicite à l’œuvre de Patrick Straram, elle-même inspirée d’une pièce du compositeur de jazz Django Reinhardt, dont Straram, esthète, critique, était grand admirateur.
La couleur bleu est le fil conducteur de cette exposition dont la pièce centrale est une œuvre vidéo de 42 minutes, Ultramarine (Outremer)3, à l’origine commande du Printemps de Septembre (Toulouse) pour son édition 2018. Ultramarine met en scène un dialogue performé entre le poète, acteur et dramaturge new-yorkais Gylan Kain et le jeune prodige belge de la batterie Lander Gyselinck. Projeté sur un écran fait de différentes pièces de tissu bleu suspendues au plafond, ce poème visuel est visible, à l’endroit comme à l’envers, depuis l’entrée de la galerie, permettant ainsi de multiplier les points de vue face à l’histoire qui nous est contée…
Le film s’ouvre sur les gestes, en plan rapproché, de mains qui s’activent à monter un film analogique. D’emblée, le spectateur se retrouve plongé dans le passé, sa matérialité en version argentique. Remonter le temps, dérouler le film (sur bobine), bercé par le bruit hypnotique des gestes et des machines… Tandis que le son des percussions monte crescendo… C’est par l’ouïe qu’Ultramarine plonge doucement le spectateur dans une dérive réflexive. Tour à tour défilent, sous ses yeux, plusieurs objets d’un passé, parfois lointain, déclencheurs de souvenirs, ceux du poète Kain qui entre en scène au bout de quelques minutes. Et comme par enchantement, à travers son flot de paroles, invitation à un « voyage heuristique » dans le temps, ressurgissent la langue inconnue (celle des origines africaines) et la « mémoire émouvante de K. ».
Tout droit sortis d’une mappemonde antique, des lieux évoquent l’histoire millénaire de l’Afrique : Égypte, Alexandrie… Et la dispersion de ses peuples vers l’Asie, les Amériques, en traversant l’Atlantique… Puis le batteur Lander Gyselinck entre à son tour en scène, de bleu vêtu, rythmant, bruitant les mots de Kain qui continue à narrer l’exil qui l’a conduit de Harlem, New York à Harleem aux Pays-Bas, ce pays d’accueil qui a jadis participé à la traite des esclaves et où subsiste cette triste tradition du grimage des visages en noir4, rappelant au passage que nous sommes tous faits d’origines mélangées. Ce « voyage de K. » ressemble en définitive à un autoportrait, réalisé à travers un collage de mots, d’images et de sons qui tiennent ensemble, portés par le rythme des percussions. Le batteur, en osmose totale avec le poète, fait usage, à un moment de la performance, de chaînes dont le bruit évoque les bleus de l’âme, les traumas enfouis… Et, soutenu par ce « talking drum » qui réactive sa mémoire, Kain de décliner, dans son récit fleuve, tous les grands K, venant même à détourner le souvenir violent du KKK… Kain décline aussi tous les bleus, ceux de Prusse, du Bangladesh, d’Outremer… Et le bleu Indigo, « Indigo Blues », celui des champs de coton… Ainsi, Meessen, dans cette exploration sonore et visuelle, parvient-il à capter une expérience sensorielle des flux et reflux de la mémoire enchâssée dans le présent.
2 Sean Mills, Contester l’empire. Pensée postcoloniale et militantisme politique à Montréal, 1963–1972, Montréal, Hurtubise, 2011.
3 L’œuvre Ultramarine de Vincent Meessen est visible en ligne : https://ultramarine.film/ 4 Jessica Olien,«Aux Pays-Bas, le père Noël n’a pas d’elfes, il a des esclaves », slate.fr, le 27 décembre 2011, en ligne : www.slate.fr/ story/48077/Pays-bas-pere-noel-esclaves-racisme.
Érika Nimis est photographe, historienne de l’Afrique, professeure associée au Département d’histoire de l’art de l’Université du Québec à Montréal. Elle est l’auteure de trois ouvrages sur l’histoire de la photographie en Afrique de l’Ouest (dont un tiré de sa thèse de doctorat : Photographes d’Afrique de l’Ouest. L’expérience yoruba, Paris, Karthala, 2005). Elle collabore activement à plusieurs revues et a fondé, avec Marian Nur Goni, un blog dédié à la photographie en Afrique : fotota.hypotheses.org/.
[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 112 – LA COLLECTION REVISITÉE ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Vincent Meessen, Blues Klair — Érika Nimis ]