Guy Tillim — Érika Nimis

[Automne 2019]

Museum of the Revolution
Fondation Henri Cartier-Bresson, Paris
Commissaire : Agnès Sire
Du 26 février au 2 juin 2019

Par Érika Nimis

Fin 2018, la Fondation Henri Cartier-Bresson (HCB) a rouvert ses portes au cœur du Marais, dans un nouvel espace entièrement rénové. Aux commandes de cette institution depuis sa création en 2003, Agnès Sire a, pour l’occasion, cédé sa place à François Hébel, ex-directeur des Rencontres d’Arles, tout en demeurant à la direction artistique de ce haut-lieu parisien de la photographie. Premiers succès, premières déconvenues aussi : le public répond présent, mais s’étonne, à juste titre, de devoir débourser 9 euros par personne pour visiter des expositions, certes de haute tenue, mais au format modeste, identique, dirons-nous, à celui d’une grande galerie. Qu’à cela ne tienne, les murs de la Fondation accueillaient ce printemps 2019 les œuvres du photographe documentaire sud-africain Guy Tillim, dixième lauréat, en 2017, du Prix HCB1 pour son projet intitulé Museum of the Revolution.

Guy Tillim (né en 1962) a commencé sa carrière en 1986, en tant que membre du collectif sud-africain Afrapix qui dénonçait l’apartheid. Photographe indépendant, il a travaillé pour la presse sud-africaine et étrangère en collaborant un temps avec Reuters et l’Agence France-Presse. À partir des années 1990, il délaisse cependant le photo-reportage pour se consacrer à un travail plus personnel. Je me souviens encore de ses séries sur le Congo-Kinshasa, Avenue Patrice Lumumba et Leopold & Mobutu qui m’avaient fait découvrir et aimer son travail au début des années 2000.

De 2014 à 2018, transformé en « piéton, rien de plus2 », Guy Tillim sillonne longuement les rues de plusieurs grandes villes africaines parmi lesquelles Johannesburg, Durban, Maputo, Beira, Luanda, Harare, Addis-Abeba, Nairobi, Dar es Salaam, Abidjan, Accra et Dakar. Promenant son appareil photo et son trépied dans les quartiers les plus densément peuplés, il adopte un protocole des plus simples : poser sa caméra et attendre dans un coin de rue que le déclic se produise. Le titre de sa série fait référence au « Musée de la Révolution » de Maputo (capitale du Mozambique), célébration du combat des Mozambicains contre le joug colonial portugais menant à l’indépendance de leur pays en 1975 (indépendance qui sera, hélas, suivie d’une guerre civile jusqu’en 1992). En choisissant ce titre évocateur de l’histoire politique, Tillim ancre d’emblée sa série de scènes urbaines dans une réflexion plus profonde sur le devenir des démocraties africaines au lendemain des indépendances, réflexion accompagnée dans l’exposition par plusieurs citations du politologue camerounais Achille Mbembé, dont celle-ci qui résume assez bien l’esprit de ce travail : « L’Afrique postcoloniale est un emboîtement de formes, de signes et de langages. Ces formes, signes et langages sont l’expression du travail d’un monde qui cherche à exister par soi3. »

Agnès Sire a fait le pari d’une scénographie à la fois aérée et non linéaire, qui permet de déambuler à loisir dans ces quotidiens urbains en grand format et d’en apprécier chaque détail, chaque rencontre. Certains tirages sont montés en diptyques, triptyques, voire polyptyques, formant des panoramiques construits à partir de vues verticales prises à différents moments. Ces fragments de désordre urbain a priori banal, figés sur le papier, révèlent une chorégraphie à la beauté sincère, dépouillée de toute mise en scène, qui fait sens dans un « emboîtement de formes, de signes et de langages », pour reprendre Mbembé. L’humain, le quidam, invisible à l’œil des médias qui nous informent, est au cœur de ces tableaux, il trace sa route, acteur engagé de son histoire et « d’un monde qui cherche à exister par soi ». Selon Tillim, ces « rues, nommées et renommées, agissent en témoins silencieux des flux et reflux des changements politiques, économiques et sociaux du pouvoir, et sont devenues le musée des deux révolutions majeures qui ont vu le jour dans les pays africains durant ces soixante-cinq dernières années : des régimes coloniaux aux régimes postcoloniaux, avec des emprunts aux pratiques socialistes, puis du nationalisme aux États capitalistes ». Dans ce Museum of the Revolution, Guy Tillim est parvenu à saisir l’essence même de la ville postcoloniale africaine, pour mieux l’inscrire dans l’histoire d’un continent en devenir.

1 Le Prix HCB, remis tous les deux ans, a été attribué cette année (2019) au Français Mathieu Pernot qui exposera à la Fondation en 2020.
2 Référence libre de l’auteure de ce compte-rendu à la lettre de Rimbaud adressée à Paul Demeny le 28 août 1871, accessible au lien suivant : https://fr.wikisource.org/wiki/Lettre_ de_Rimbaud_à_Paul_Demeny_-_28_août_1871
3 Achille Mbembé, Sortir de la grande nuit, Paris, La Découverte, 2010, p. 203.

 
Érika Nimis est photographe, historienne de l’Afrique, professeure associée au Département d’histoire de l’art de l’Université du Québec à Montréal. Elle est l’auteure de trois ouvrages sur l’histoire de la photographie en Afrique de l’Ouest (dont un tiré de sa thèse de doctorat : Photographes d’Afrique de l’Ouest. L’expérience yoruba, Paris, Karthala, 2005). Elle collabore activement à plusieurs revues et a fondé, avec Marian Nur Goni, un blogue dédié à la photographie en Afrique : fotota.hypotheses.org/.

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 113 – TRANS-IDENTITÉS ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Guy Tillim — Érika Nimis ]