Les frontières des genres

[Automne 2019]

Par Jacques Doyon

Les œuvres rassemblées dans ce dossier explorent différents enjeux liés aux frontières de l’identité sexuelle et à leur transgression. Personae, travestissements ou simple mutation de rôles sont au cœur de ces démarches qui abordent une série de questions fondamentales pour l’établissement d’une société fondée sur l’inclusion plutôt que sur des définitions étroites des identités et, par extension, des cultures. La quête d’une telle redéfinition implique une remise en question des inégalités et des torts découlant d’une vision fermée et hiérarchique des identités. Il s’agit ici au contraire d’ouvrir à une pleine reconnaissance de la tradition et de la richesse des cultures, à leur multiplicité et à leurs hybridations.

Dès leur arrivée dans le « nouveau monde », les premiers colons européens ont été troublés par la découver te du berdache, cette figure née de l’adoption d’un rôle sexuel non fondé sur la physiologie qui faisait l’objet d’un très grand respect au sein des cultures autochtones. C’est l’existence de cette tradition, largement méconnue, si ce n’est systématiquement occultée, qui est au cœur de la pratique artistique de Kent Monkman. La création du personnage de Miss Chief Eagle Testickle sert de pierre d’assise à une création picturale, mais aussi performative, filmique et photographique, qui revisite la modernité artistique pour mettre en question la culture colonisatrice dominante et sa volonté d’éradiquer la tradition autochtone. Le jeu sur le genre n’est plus seulement envisagé dans sa dimension fantasmatique, mais également comme un révélateur de catégorisations sociales historiques figées, fondées sur la domination et la violence.

JJ Levine poursuit sa quête d’une représentation décomplexée de la culture queer en ajoutant à ses séries de portraits, aux compositions naturelles et sensibles, et à ses séries fondées sur le travestissement et le double genre, de nouvelles images qui offrent une vision renouvelée et élargie de la famille. Le choix de JJ et de son conjoint Harry de concevoir un enfant, au même moment que plusieurs de leurs ami.es et connaissances, a fait naître tout naturellement cette nouvelle série d’images, en même temps qu’une réflexion sur la notion de famille qui inclut non plus seulement les parents proches, mais également toute une communauté d’affinité et d’amitié. L’identité sexuelle est une quête qui renouvelle le regard sur l’ensemble de la vie.

Les enjeux de l’identité se retrouvent également dans les préoccupations de la série récente d’Erasmus Schröter, une série de portraits captés sur le site d’un festival de musique wave gothic à Leipzig. Ici le travestissement et les jeux d’ambiguité sexuelle se mêlent à des fascinations pour le piercing, le tatouage et la scarification, pour les uniformes militaires et les traces simulées de sang, de boue, de violence, de même que pour les hybridations animalières. Il s’agit là d’un univers de provocation, de révolte, un univers de la marge, mais qui rejoint de plus en plus de gens comme le montre ce festival qui fédère tout un ensemble d’intérêts et d’attitudes contrastés. Ce qui en fait un formidable creuset d’hybridations et d’exploration d’identités mutantes où, là encore, le genre sexuel n’est plus qu’un des marqueurs…

JACQUES DOYON

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