Luigi Ghirri. La planéité et son cadre — Stephen Horne

[Automne 2019]

Par Stephen Horne

Cartes et territoires est une vaste exposition de photographies couleur de l’artiste italien décédé Luigi Ghirri présentée au Jeu de Paume à Paris1. Nul doute que le commissaire britannique James Lingwood a adopté ce titre en raison d’une note de 1970 de feu Luigi Ghirri dans laquelle celui-ci expliquait : son « objectif n’était pas de faire des photographies, mais plutôt des diagrammes et des cartes2 ».

Une image ancienne, Modena, de 1970, pourrait être un fragment d’arte povera, suggérant qu’il nous serait possible de mieux comprendre la vie et l’œuvre de Ghirri en nous penchant sur l’esprit de l’Arte Povera, le courant artistique le plus important du moment en Italie. Avant de se tourner vers la photographie, Ghirri a abandonné son travail de géomètre, mais son orientation artistique laisse penser qu’il n’avait pas oublié les procédures de cette profession, qui est également une sorte d’activité d’encadrement appartenant au domaine de l’architecture. Il serait également intéressant de relier cette histoire à l’œuvre du théoricien américain de l’architecture, Kenneth Frampton, dont la philosophie de l’habitation du local pourrait être pertinente en relation avec l’exploration et peut-être l’expansion du bien-fondé de la pratique de Ghirri.

« J’ai toujours travaillé à tout projet (initial) sans me conformer à un schéma rigide, mais en restant ouvert à l’intuition et aux événements fortuits rencontrés au fil de l’action. » Cette citation de Ghirri décrit partiellement sa pratique photographique et la distingue de celle des autres photographes dont les œuvres se retrouvent dans des galeries institutionnelles et des musées, même si les sujets peuvent être semblables.<!–Ghirri et Hiroshi Sugimoto ont ainsi reproduit des dioramas dans des musées d’histoire naturelle, et Ghirri et Stephen Shore ont souvent saisi des panneaux d’affichage, des fouillis urbains, etc. L’examen de quelques photos de Ghirri révèle des différences fondamentales, tant pratiques qu’idéologiques, certes, mais tout aussi intéressant est son engagement à écrire à propos de thématiques photographiques et du travail d’autres artistes, selon un éventail éclectique allant de Jacques Henri Lartigue à Bob Dylan ; il a aussi révélé que Walker Evans était celui dont il se sentait le plus proche. Dans ses textes, il est toujours évident que sa motivation ne repose pas sur le besoin de prendre la responsabilité de sa propre activité, mais de la photographie elle-même. Sa contribution le met ainsi à part de la dynamique du monde de l’art de l’époque. Alors que les conceptualistes optimisaient l’art pour obtenir un résultat plus fort, Luigi Ghirri suivait le cours sinueux et paradoxal d’une marginalité cosmopolite. Il a mentionné avoir été influencé principalement par des photographes américains comme Robert Adams, mais Lewis Balz serait peut-être une meilleure adéquation, en tant que personne ayant semblé ressentir la même responsabilité envers la photographie que Ghirri, et qui, lui aussi, l’a exprimée dans des écrits très instructifs et éclairés sur les questions du jour et le travail d’autrui.

Cet aspect de la responsabilité et de la générosité est une des différences qui distinguent Ghirri ; c’est l’éthique qu’il proposait avec son modèle de pratique. Son approche était caractérisée par l’affection et même par la compassion, pas seulement pour ses sujets, mais aussi pour l’activité dans laquelle il était engagé. Ce qui définit fondamentalement sa pratique, c’est l’interrelation qu’il établissait entre ses promenades, la photographie et les écrits qu’il a commencés dès le début de son travail d’artiste. La nature de ses déambulations, qu’elles aient eu lieu dans son propre environnement ou plus loin, était celle d’un vagabondage dans un quartier ordinaire. Souvent, mais pas toujours, cela se passait dans sa ville natale de Modène, en Italie. Il se faisait une discipline de conserver un sens de localité et de simplicité. Il utilisait un appareil photo, une pellicule et une chambre noire qu’il décrivait comme « normaux ». La qualité technique de ses épreuves est peut-être celle d’un « bon amateur », toujours de taille moyenne, souvent aussi petites que cinq par sept pouces, mais jamais monumentales ou grandioses ; ce pourrait être le refus d’une expertise professionnalisée, pour « se positionner parmi les autres », comme il le disait lui-même. Aussi remarquable était son utilisation du film couleur Kodachrome, qui isolait son travail de celui de ses pairs « plus sérieux » qui, à l’époque, ne travaillaient qu’en noir et blanc. Ce choix de la couleur dans ses épreuves les rend approchables, on pourrait même les qualifier d’œuvres d’« amateur », mais on hésite devant l’intense sélectivité et la discipline formelle exercées dans chaque image ; celles-ci ont un poids décisif considérable. Chacune se présente en termes d’expérience esthétique.

Un grand nombre de ses images ont été rassemblées selon cette « méthode », qu’il s’agisse de panneaux publicitaires, d’affiches de rue, de promotions commerciales et de messages informels occasionnels. Ainsi, Roma, de 1978, est tout simplement un journal froissé et plié reposant sur les pavés d’une rue. La colonne de gauche ici est occupée par un gros titre citant une phrase (« COMMENT PENSER EN IMAGES ») du cosmologue du XVIIe siècle Giordano Bruno, qui affirmait l’existence d’un univers infini sans centre. Bruno a été une inspiration pour Ghirri qui le citait souvent dans ses essais sur l’art.

Jeté, un papier d’emballage d’une boîte de panettone, monochrome plissé bleu brillant couvert d’étoiles, voilà un « objet trouvé » du contraire absolu d’une version duchampienne du rendez-vous. L’emballage de Panettone comporte un message sur la lumière provenant des étoiles à un photographe qui pouvait ressentir ce qu’il voyait. Nous pouvons toujours sentir comment ce papier craquelé froissé, même sous sa forme documentée, semble capable de produire le son de sa manipulation, de son toucher, de son élimination.

Cette évocation de l’expérience du toucher à propos de la photographie peut sembler étrange, mais elle est pertinente dans le cas d’une discussion sur cette exposition. Ici, cependant, ce que j’entends par « toucher » est plutôt figuratif, comme dans « léger effleurement » et ça peut servir à pousser plus loin la référence à la photographie comme étant quelque chose qui existe sur la base d’un toucher par la lumière. Dans un court texte accompagnant la série Colazione sull’erba, en 1974, Ghirri a écrit qu’il cherchait « à offrir un portrait existentiel, ainsi qu’une suite de références à la nature, au chez-soi et à ses habitants contemporains3 ».

Il y a aussi une forte référence à la notion d’un présent esthétique que Ghirri propose à travers ce « toucher léger ». Délicatesse, exactitude, simplicité sont des aspects de la plupart de ses photographies. Elles sont « du moment », bien que certainement pas dans le sens de l’« instant décisif » héroïque. Elles donnent l’impression d’être superbement équilibrées entre « n’importe quoi » et quelque chose d’exquis. Les sujets de ses images appartiennent certainement à cette catégorie du « négligé » qui est si important aux yeux des artistes en général. Mais ce qui nous frappe le plus à la fin, c’est de penser que l’œuvre de Ghirri fonctionnait par simple affection envers l’environnement humain quotidien et par reconnaissance de pouvoir révéler ceci aux autres alors que, ce faisant, quelque chose de plus grand se produisait.

Ses images semblent réunir leur visibilité dans notre regard, une sorte d’animation, de déplacement ou de mouvement au sein d’une stase. En réalité, ses images ne s’assemblent pas elles-mêmes, elles accueillent notre vision, les actions et le comportement du regardeur. Ces photos nous racontent l’avènement d’une certaine « présence » qui existe dans le moment animé, elles ont une vie qui jouxte le concept d’animisme, un regard qui, dans cette œuvre, s’approche du cinématographique, le cinéma d’une vision qui se déploie, plans et surfaces, volumes, limites et frontières qui interagissent avec notre œil.

Les images de Ghirri fonctionnent sur le modèle d’une maille, d’un tissu, d’un écran. Dans leur attention envers l’avènement et l’événement qui composent le visible, nous apprenons ce que contient le concept de la photographie comme médium. Une photographie de Ghirri traite de la maille ou du tissu qui forment le visible, ce que Merleau-Ponty a si éloquemment qualifié de « tissu du monde » et voilà qui peut être la source de la mystérieuse intimité de ces œuvres. Dans ces images se voient l’avènement et l’événement comme dans une fleur qui subit les cycles quotidiens en réponse aux changements de lumière et de température, de climat. On trouve cela le long de lignes où Ghirri a trouvé des décalages entre différents types d’espace, entre un espace déjà représenté dans d’autres photographies « trouvées », puis combinées dans des images comme Bastia, de 1976, où la superstructure d’un grand navire semble voguer le long d’un mur qui obscurcit sa forme inférieure. L’image du bateau fragmenté et l’espace littéral du mur forment un espace contesté, un espace que Ghirri a qualifié d’espace dans lequel une surface est colonisée par un autre, l’espace du média. Bien que le photographe se soit engagé dans la création d’images, il espérait par ce moyen contribuer à la résistance de ce qu’il voyait comme une invasion de nos environnements par les images, et ce faisant, comme la destruction de l’expérience directe.

Le sujet de l’actualité quotidienne présentée dans une photographie est l’ancien quotidien en raison des variables que sont l’encadrement, l’isolement et la fragmentation, et de la reconfiguration de l’immobilisation et du mouvement. Ce que nous montrent les œuvres de Ghirri, c’est la documentation de la transformation qui se produit entre une photographie et son sujet. Une grande partie de cela relève de la composition du photographe dans le sens large du terme, et c’est là-dessus que Ghirri a constamment mis l’accent à travers sa « simple » extraction frontale d’un sujet, laissant l’effacement de l’espace environnant jouer son rôle.

L’importance de Ghirri repose sur son affirmation d’un environnement local au sein des réalités d’un milieu mondialisé et médiatisé, mais aussi de la conservation de la vie humaine dans un avenir où la menace de l’extinction de notre espèce est maintenant objet de discussion. À une époque où autant d’autorité est conférée à l’expertise et aux solutions techniques, un artiste comme Luigi Ghirri sert à proposer qu’une alternative existe. Comme Bono l’a dit récemment, « l’intimité est le nouveau punk-rock ».
Traduit par Marie-Josée Arcand

1 L’exposition Luigi Ghirri. Cartes et territoires a été à l’affiche du 12 février au 2 juin 2019.
2 Luigi Ghirri, The Complete Essays 1973-1991, MACK, Londres, 2017, p. 22.
3 Ibid., p. 27.

 
Stephen Horne, commissaire indépendant et auteur, a enseigné à l’Université NSCAD et à l’Université Concordia, et contribue à des magazines, des catalogues et des anthologies au Canada et ailleurs. Il vit à Montréal et en France.

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 113 – TRANS-IDENTITÉS ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Luigi Ghirri. La planéité et son cadre — Stephen Horne ]