Martin Bureau. Des frontières et des murs — Sophie Bertrand

[Automne 2019]

Par Sophie Bertrand

« Le nombre de murs a triplé depuis la guerre froide et il ne cesse de croître depuis 2001, pour représenter désormais près de 30 000 km de frontières blindées1. » Ce constat, énoncé en 2013 par des chercheurs de la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques de l’Université du Québec à Montréal lors d’un colloque sur les problématiques autour des murs-frontières, traduit bien plus qu’un malaise hérité de l’Histoire. Alors qu’en 1989 la chute du mur de Berlin donne l’espoir de faire tomber les barrières, aujourd’hui plus de soixante-dix murs séparent des territoires. Les démonstrations de pouvoir entre les pays et les territoires forment encore la genèse de ces projets ambitieux. Ces remparts grillagés ou bétonnés sont visiblement devenus l’objet de tactiques politiques destinées à installer un sentiment d’insécurité et de menaces hypothétiques avoisinantes. Si les événements dramatiques du 11 septembre 2001 à New York ont favorisé l’instauration de ce climat de méfiance générale, il n’en reste pas moins que la construction de ces infrastructures ne semble pas résoudre les conflits pour lesquels elles ont été érigées. En revanche, celles-ci maintiennent sans aucun doute une idéologie de la peur de l’« ennemi » menaçant un équilibre social, une culture ou encore une économie.

C’est dans ces colloques liés aux murs frontaliers que Martin Bureau trouve la matière de son webdocumentaire Les Murs du désordre2. Pour ce projet multidisciplinaire amorcé en 2013, l’artiste a longuement collaboré avec les chercheurs de la Chaire Raoul-Dandurand. Afin de réaliser les six vidéos qui le composent, Bureau a choisi de promener sa caméra le long de trois murs : les Peacelines de Belfast séparant les indépendantistes catholiques et les protestants fidèles à la couronne britannique, le mur de sécurité divisant Israël et la Palestine, et celui à la frontière entre les États-Unis et le Mexique.À l’heure où l’on tend à ouvrir certaines frontières dans le but de fédérer le marché mondial et faciliter les échanges entre les puissances économiques, de nouvelles séparations toujours plus hautes et plus longues sont dressées, compliquant ainsi les processus de paix et privant certaines populations de réconciliations unificatrices. Interpellé par cette opposition entre la notion de mondialisation vantée par les économistes et ces murs qui s’imposent dans la délimitation des territoires, Bureau a choisi de filmer le « théâtre » de ces frontières visibles et les mouvements satellites qui gravitent aux alentours (patrouilles citoyennes, jeux d’enfants, actions militantes, etc.). Cherchant à éclairer la fonction qui justifierait ces fractures étatiques, les vidéos sont accompagnées par une trame sonore grinçante laissant présumer le trouble face à ces cicatrices emmurées qui fracturent les paysages naturels et urbains, et les liens entre les communautés.

Pour chacun de ses sujets, Bureau nous fait part de son incompréhension devant ces architectures qui, bien que parfois improvisées, perdurent jusqu’à aujourd’hui et traduisent l’Histoire passée et présente. Du conflit interreligieux aux crises migratoires, en passant par les inégalités économiques et les appropriations territoriales, Martin Bureau s’interroge sur les raisons de ces tracés géopolitiques et des frontières mentales bien souvent véhiculées par la peur et instrumentalisées par les gouvernements. L’approche expérimentale de la vidéo propose une invitation immersive proche de l’expérience réelle de la vie aux abords de ces barrières. En confrontant l’esthétique de ces murs avec des témoignages, des discours politiques et une composition musicale en tension, les plans-séquences du documentaire traitent de sujets géopolitiques tout en rendant compte de l’expérience et en maintenant une dimension artistique. Le « recensement de champ lexical sonore3 » synchronisé avec les images filmées intervient pour impliquer le spectateur.

Le premier corpus vidéo porte sur le mur à la frontière américano-mexicaine. Calqué sur les images, un discours politique vindicatif acclamé par un auditoire favorable à cette séparation laisse imaginer le pays comme une forteresse entourée de remparts, autant de boucliers contre l’ennemi mexicain et sud-américain. Cette « mascarade » politique, appelée le Secure Fence Act par George W. Bush après les attentats de 2001, est depuis 2016 le cheval de bataille de l’administration Trump. Bureau filme des vues aériennes majestueuses où des sites naturels comme le Rio Grande sont menacés d’être défigurés par de nouvelles fractures de béton. Ces images semblent étrangement posséder une valeur prémonitoire et constituer déjà les futures archives d’une disparition. Malgré le fait qu’il ne s’agisse pas de frontières étatiques, l’artiste s’est aussi intéressé au mur cimenté divisant Belfast, la capitale d’Irlande du Nord. Martin Bureau nous présente dans ce cas-ci les difficultés de la population à se réunifier cinquante ans après la guerre civile. Le mur est le symbole d’un clivage encore bien présent et difficile à abattre. Alors que l’accord de Schengen a amorcé une libre circulation et transformé les frontières européennes en libre passage, Bureau montre comment l’espace urbain est clairement dans ce contexte le fruit d’une rupture démographique.

À l’origine, ce sont des questionnements autour de la frontière israélo-palestienne qui ont incité Martin Bureau à entreprendre Les Murs du désordre. Le troisième volet du webdocumentaire se déroule ainsi autour du mur qui sépare ces deux territoires du Proche-Orient depuis 2002. Symbole d’une paix impossible, cette séparation que Bureau filme résume plus d’un demi-siècle de conflits multiples entre Israël et la Cisjordanie.

Les Murs du désordre se décline également sous la forme d’une installation interactive, comme présentée à la Cinémathèque québécoise à l’hiver 2019, et s’accompagne de peintures réalisées par l’artiste lui-même. Même si Bureau se confronte à d’autres supports matériels, son motif pictural rejoint toujours l’iconographie des paradoxes. Si, à juste titre, il trouve l’expression « artiste engagé » biaisée, Bureau reste un artiste concerné par les enjeux politiques qui animent nos sociétés.

1 Élisabeth Vallet, Frontières, murs et sécurité, Rapport de colloque du 17–18 octobre 2013, Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques, UQAM, Montréal, p. 25. En ligne. https://dandurand.uqam.ca/wp-content/uploads/2016/04/201310-CR-Murs-web.pdf
2 http://lesmursdudesordre.com/
3 http://www.rcinet.ca/fr/2019/01/11/les-murs-du-desordre-une-oeuvre-pour-defier-les-limites-de-vos-frontieres/

 
Sophie Bertrand est photographe et critique indépendante. Depuis 2018, elle poursuit un cursus universitaire en muséologie dans le but de développer des projets de recherche et de commissariat en photographie. Elle est également membre du collectif Stock Photo (Montréal) et de Hans Lucas (Paris).

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 113 – TRANS-IDENTITÉS ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Martin Bureau. Des frontières et des murs — Sophie Bertrand ]