[Hiver 2020]
Par Alain Paiement
Manifestations. Depuis Occupy Wall Street jusqu’aux actions d’Extinction Rebellion, les manifestations de résistance populaire ont imprégné la couverture de l’actualité internationale au cours de la dernière décennie. On s’est presque habitué à la récurrence des images spectaculaires de soulèvements contre des dictatures, aux face-à-face entre citoyens, aux confrontations identitaires, aux mouvements de foules en guerre et aux migrations désespérées. La dynamique des foules varie considérablement, depuis la marche la plus pacifiste jusqu’aux émeutes les plus violentes. Le calendrier de ces mouvements a rythmé la lecture quotidienne d’informations de tous les continents, dans une période d’accélération indéniable de l’actualité mondiale.
Échantillonnage. De jour en jour, on accumule des dizaines d’images photographiques de foules. Après quelques années, il y en a des milliers. Au fur et à mesure, les images sont décontextualisées, sans légendes ni métadonnées, puis regroupées en fonction de l’échelle, de la densité des foules, du plus loin au plus près, puis de la posture des gens, variant entre des vues de face, de profil et de dos. En évacuant ainsi les informations, les images s’équivalent et deviennent remplaçables.
Partant de la différence entre une collectivité d’individus uniques versus une foule au sein de laquelle ils sont anonymes, ces images sont au paroxysme de l’échantillonnage. La disparition de l’unicité dans la typologie des unités accumulées correspond à la négation de la singularité des personnes dans une population.
Les photos proviennent d’espaces urbains, extérieurs, de partout au monde. Ce sont essentiellement des scènes de rue, prises d’abord lors de manifestations politiques. Puis, devant l’effet de perte des différences par assimilation massive, tant dans le photomontage que dans les manifestations, la collection de photos s’est élargie en examinant des contextes diversifiés : fêtes nationales, festivals et carnavals, événements religieux et sportifs, ou tout autre rassemblement possible. Quelles que soient leurs motivations, ces manifestations restent des événements politiques, explicitement ou non.
Découpage, assemblage. De ces images nous avons d’abord découpé des détails, en format carré, qui ont ensuite été assemblés sur la base d’une grille. Cette organisation systématique du photomontage est pensée en regard de la dimension historique des documents utilisés. On se rappelle ici un texte de référence de Rosalind Krauss1 sur la structure de la grille : « … l’un de ses aspects les plus modernistes est sa faculté de servir de paradigme ou de modèle à l’anti-développement, à l’antirécit et à l’antihistoire ».
Les recadrages évacuent généralement les informations qui nous permettraient de reconnaître les contextes des manifestations et les idéologies qui y sont représentés, ne pouvant dénoter explicitement la cause du rassemblement. Ils évitent les éléments architecturaux et les éléments de voirie pouvant situer la provenance des images. Les plus radicaux côtoient les plus modérés, à gauche comme à droite, sans que l’on puisse les différencier.
Droit et appropriation d’images. Les opérations sur les images-sources obligent à une approche réflexive des pratiques courantes en matière de droit d’auteur et de droit à l’image. Des précédents juridiques peuvent baliser des limites légales dans l’utilisation de portions d’images dans un photomontage, mais cela reste approximatif. À partir de cas de figure dans lesquels certaines appropriations seraient reconnues comme négligeables, on conclut avec une interprétation très relative de la doctrine de minimis, en considérant la quasi-impossibilité de retrouver les sources dans le cas présent, à cause du nombre de détails et des traitements numériques auxquels ils sont soumis. Le redécoupage des milliers de fragments aura produit plus d’une dizaine de milliers d’unités confondues.
Deux tableaux. Alors que le projet initial visait à regrouper toutes les images en une seule surface, le processus a finalement produit deux grands tableaux aussi différents qu’apparentés : Masses/particules et Grand rassemblement (vive la Sociale)2.
Comparables : les tableaux ont une même structure compositionnelle, combinant un aplanissement et une fausse perspective par étagement, en modulant l’échelle des unités de la grille. Les vues à vol d’oiseau improbables combinent des vues plongeantes, obliques et horizontales. Du plus loin au plus près, la foule marche vers nous. Tous les figurants sont alignés dans la même direction, tournant progressivement vers la droite de l’image. Direction inconnue.
Différents : la structure en grille est constante dans Masses/particules, alors qu’elle est variable et se défait progressivement dans le Grand rassemblement. L’un, en noir et blanc, mise sur la perte de singularité individuelle dans la masse, tandis que l’autre, en couleur, a pour effet d’exacerber l’expressivité des manifestants. Dans le premier, les signes de la main ou les expressions remarquables disparaissent dans la foule, alors que dans l’autre, ces éléments de signification accentuent la dramatisation de la foule composite.
Masses/particules. Nous regardons plus d’un million de têtes humaines, dont les dimensions varient entre la grosseur d’une tête d’épingle dans le haut de l’image et un peu plus de cinq centimètres tout en bas.
À distance, nous perdons de vue le motif du peuple démesuré, dont la lisibilité est absorbée dans les variations de gris. D’autres possibilités figuratives se produisent. Qui ou quoi reconnaît-on dans la masse humaine ? C’est un peu comme regarder des milliers d’insectes sans comprendre leur organisation. La masse est pulvérisée dans un fourmillement de particules innombrables. Elle devient une texture hallucinée, un mouvement aléatoire de poussières, un mapping météorologique, une évocation céleste. Ou une substance énergétique.
All-over. Beaucoup de monde. Exponentiellement, il s’agit de tout le monde. Par un foisonnement continu de bord en bord, on évoque la totalité de la population mondiale, située hors-champ, dont on ne verrait ici qu’une infime proportion. Le tableau est un schéma spatial englobant, sans autres délimitations que ses bordures. Il est littéralement un tout partout, pour évoquer toutlemonde. Il rappelle le concept du Toutmonde d’Edouard Glissant3, permettant de penser la co-présence et l’interpénétration des cultures et des imaginaires dans un monde globalisé. Le Tout-monde est cette réalité mondialisée et en même temps la vision que l’on peut en avoir.
Grand rassemblement (vive la Sociale). Dans Grand rassemble ment, les carrés-pixels de la mosaïque deviennent des rectangles dont l’irrégularité évolue avec l’augmentation de l’échelle des personnages vers le bas de l’image. Au plus près, les visages sont de grandeur réelle. Au plus loin, ils ne sont que des groupements denses, en grappes enchevêtrées.
Au XXIe siècle, les tensions sociales sont encore fondées sur la non-reconnaissance de l’autre, puis le rejet de sa différence. Le photomontage mixte tout le monde, intégrant toutes les différences par des physionomies hybrides entre des femmes et des hommes, de toutes les définitions raciales.
De plus en plus de villes installent actuellement des centaines de milliers de caméras coordonnées pour la reconnaissance faciale des individus. Cette hyper-surveillance est implicitement désignée dans cette pièce.
Masques. Le collage de sources hétérogènes interroge l’expression individuelle et la physionomie définissant la singularité humaine4. Nous assistons à une « mascarade » de faciès inventés. Parfois grotesques, presque toujours dramatiques. Les citoyens sont en colère, en pleurs, en rires, en caresses, en prières et en violences. Les figurants sont devenus acteurs, avec des masques queers, hétérogènes, mixant parfois le sourire à la colère, l’inquiétude à la bravoure. Ils sont aussi vraisemblables que fictifs. On pourrait les croiser dans une ville cosmopolite.
Nous approchons du drame de personnages synthétiques, dans une fiction de soulèvement.
En assemblant autant d’expressions individuelles dans une scène sociale allégorique, nous pensons à quelques célèbres tableaux de Bosch et Brueghel.
Causes. Alors que plusieurs crient au moyen de mégaphones, le collage reste aussi silencieux que bavard. Les pancartes et banderoles sont hors-champ. Aucun texte ne nous dit ce qui meut le peuple. Depuis un siècle, le mégaphone fait partie de l’iconographie des manifestations. Il est métonymique. L’outil de propagation de la parole du peuple en devient la figure, personnifiant son expression.
Le sous-titre « Vive la Sociale » renvoie à un tableau de James Ensor datant de 1888, intitulé L’entrée du Christ à Bruxelles, dont les dimensions sont comparables. Dans le haut du tableau, une banderole portant ce slogan se voit suspendue au-dessus d’une foule de personnages plutôt clownesques. À cette époque, l’expression « La Sociale » traduisait le projet d’une république citoyenne. Le tableau d’Ensor représente un carnaval de masques et de causes réunies, chapeautés par la cause ultime, Vive la sociale, étendard de la démocratie communautaire. Dans un traitement moqueur et dérisoire.
Les gens coexistent par assemblage, dans le montage des images comme dans le corps social. Ils ont été regroupés pour une « cause commune » non identifiée. Quelle condition serait partagée par tous les individus réunis ici, comprenant des pro- et des anti- pour toutes formes d’enjeux, si ce n’est le bouleversement de l’environnement à l’échelle planétaire ? La crise climatique est d’abord une crise humaine. La perspective de ses conséquences est au cœur du projet.
Au-delà d’un possible cynisme tel que suggéré par Ensor, on aura choisi de se rapprocher au plus près. Pour résister aux représentations médiatiques dégradant les peuples5. Et d’autant mieux se situer au milieu du le monde.
2 Masses/particules, exposition à la galerie Hugues Charbonneau, Montréal, du 5 septembre au 12 octobre 2019.
3 Edouard Glissant. Traité du Toutmonde, Paris, NRF, Gallimard, 1997.
4 Hans Belting, Faces, une histoire du visage, Paris, Gallimard, 2017.
5 Georges Didi-Huberman, Peuples exposés, peuples figurants, Paris, Éd. de Minuit, 2012.
Les recherches d’Alain Paiement s’intéressent aux relations entre des structures ordonnées et des phénomènes chaotiques, à diverses échelles, du micro au macro. Elles sont pluridisciplinaires, basées sur des méthodes influencées par les sciences géographiques. Ses oeuvres ont été vues lors de nombreuses expositions nationales et internationales depuis les années 1980. Plus récemment, il a fait partie des expositions Lost in landscape au Musée d’art moderne et contemporain de Trente et Rovereto (Italie) en 2015 et There all is order and beauty à Argos, Centre for art and media, Bruxelles en 2019. Le Musée d’art contemporain de Montréal a présenté son projet Bleu de bleu à l’automne 2019. Alain Paiement a également réalisé plusieurs oeuvres pour des espaces publics. Il a, entre autres, reçu le prix Louis-Comtois en 2002 et été finaliste pour le prix Scotia en photographie en 2012. Il est représenté par la Galerie Hugues Charbonneau à Montréal.
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