[Hiver 2020]
Jacques Doyon : Quelle est l’origine de l’œuvre Aleppo, Syria December 17, 2016 ? Comment en est venue l’idée ? Pourquoi la Syrie ? Et qu’est-ce qui vous a poussée à travailler à partir d’une image déjà existante d’un désastre ?
Gisele Amantea : J’ai été invitée par la commissaire Emily Falvey à participer à l’exposition collective Attention, dragons ! La thématique de l’exposition, laquelle a eu lieu à la Galerie d’art de l’Université Carleton (CUAG) à Ottawa à l’automne 2018, était de présenter le travail d’artistes « explorant un éventail de pratiques en art contemporain ancrées dans la critique sociale et les stratégies de résistance politique qui utilisent des images ambiguës et symboliques pour susciter chez le public une interprétation active<sup>1</sup> ». Emily souhaitait que je crée une œuvre in situ pour un espace, particulièrement vaste et exigeant, de la Galerie. L’invitation m’a attirée pour deux raisons. D’abord, j’ai fait de nombreuses installations éphémères et grand format sur site, dans lesquelles je cherchais à transformer l’expérience du spectateur en modifiant ce que je suis venue à percevoir comme l’« épiderme » de l’architecture. Ces œuvres étaient immersives, réalisées à même les surfaces d’espaces particuliers dans les galeries et les musées. Ensuite, les œuvres étaient conçues pour amener le public, physiquement et psychologiquement, à prendre en considération des questions sociales et politiques pertinentes.
En 2010, j’avais visité Alep et, en travaillant à l’œuvre pour Attention, dragons !, j’ai au départ pensé à un environnement qui nous permettrait de nous interroger sur la guerre civile en Syrie et la crise des migrants qui en a découlé. À l’époque, j’ai commencé à regarder ce qui ne semblait être qu’une suite sans fin d’images de mort et de destruction, en particulier de personnes ayant péri en mer ou ayant été victimes des bombardements, jusqu’à la dévastation presque complète de vastes zones des villes syriennes. Dans mes recherches, je suis tombée sur une critique de la photographie de guerre parue dans le New York Times et signée Michael Kimmelman, dans laquelle l’auteur soutenait que le flot de ces images risque de « normaliser l’indifférence<sup>2</sup> » à la tragédie même dont elles sont censées témoigner. Au même moment, des photojournalistes en Syrie se questionnaient sur le fait de savoir si la publication quotidienne de leurs images faisait une quelconque différence, et le collectif d’artistes Abounaddara affirmait que les images en question déniaient au peuple syrien sa diversité.
En contemplant ces images, je ne pouvais m’empêcher de songer à l’empathie. Était-elle utile ? Qu’est-ce qui faisait que certains en étaient si dépourvus ? J’ai également découvert le travail d’Ariella Azoulay, son analyse de la photographie de conflit et en particulier son livre The Civil Contract of Photography (2008). Elle y écrit à propos du besoin d’« observer » plutôt que de « regarder » les photographies, comme faisant partie intégrante de la responsabilité vis-à-vis du sujet même des images. J’ai trouvé que l’engagement à devoir être actif plutôt que passif face à ces photographies avait une résonance particulière.
Au cours de ce processus, je suis tombée sur une image d’un site de bombardement à Alep qui m’a spécialement frappée. C’était un cliché réalisé le 17 décembre 2016 pour Reuters par Omar Sanadiki, photographe syrien vivant à Damas. La photographie montre la destruction de l’hôtel Citadel à Alep ce jour-là. Bien qu’elle présente un grand luxe de détails, la vue panoramique de la dévastation était totalement dénuée de vie humaine. Cela m’a conduite à imaginer comment je pourrais faire en sorte que les visiteurs de la galerie deviennent un élément critique, actif de l’œuvre.
JD : Aleppo est conçue comme une œuvre in situ, en ce qui a trait à l’expérience qu’elle propose au visiteur. Elle est installée dans une galerie d’art en particulier, elle offre une interaction physique, si ce n’est architecturale, avec l’image photographique, et elle est aussi basée sur un transfert de médias qui suppose un certain nombre de confrontations et déplacements culturels. Pouvez-vous nous en dire plus sur l’expérience et les défis auxquels vous conviez le public ?
GA : J’ai souvent créé des œuvres de nature architecturale pour placer le spectateur dans un contexte où il est confronté à la manifestation physique de situations sociales ou politiques. La salle qui accueillait mon installation est un espace ouvert, d’une hauteur de deux étages. Les entrées sont au rez-de-chaussée, et il y a également une galerie qui surplombe la pièce. J’ai été immédiatement portée à intégrer la vue depuis la galerie sur l’espace en dessous et à me servir du plancher spacieux de la salle plutôt que de ses hauts murs pour l’image. Les deux points de vue autorisés par l’espace créaient des perspectives multiples, au propre comme au figuré. Quand vous marchiez dans la salle au rez-de-chaussée, vous étiez immergés dans une image énorme et quelque peu brouillée, avec seulement une vague topographie perceptible au second plan. D’en haut, l’image était nette, à la manière d’une grande peinture de paysage ou d’un panorama. L’installation était comme un décor de théâtre où celles et ceux qui marchent en bas et sur l’image sont comme des acteurs qui deviennent complices de la destruction.
J’étais particulièrement intéressée par l’idée d’utiliser un tapis pour l’image. Se tenir sur un tapis et contempler une scène est très différent que de regarder une photographie grand format sur le mur. C’est moins fugace et sensationnel. Quand vous marchez dessus, vous avez une expérience physique de l’image. Vous vous trouvez ralentis et devez prendre le temps de déterminer ce que vous voyez et ce que vous en comprenez et en pensez.
JD : Qu’en est-il de l’utilisation de la photographie dans votre travail ? Est-ce une première, ou la photographie était-elle déjà présente dans des œuvres antérieures, peut-être de manière moins flagrante ?
GA : La photographie joue en fait un rôle appréciable dans mon œuvre. J’ai souvent redessiné des photographies existantes pour m’en servir dans de nouveaux contextes, pour de nouvelles mises en relation. Je suis notamment très concernée par les changements de signification et d’importance qui affectent les images quand elles hésitent entre dessin et photographie. Aleppo s’appuie en bonne partie sur une démarche de cet ordre ; imprimer une photographie sur tapis plutôt que sur papier modifie totalement la relation du spectateur à l’image. J’ai également eu recours à des images photographiques empruntées dans plusieurs grandes œuvres in situ, les combinant avec des éléments matériels – le plus souvent de la bourre – où, une fois de plus, elles sont contextualisées différemment pour créer des perspectives nouvelles ou différentes de l’image d’origine.
JD : Votre œuvre tout entière est ancrée dans la remise en question de l’ornemental et de ses relations aux structures de pouvoir et aux inégalités. Le choix d’un tapis, ici dans Aleppo, est une invitation directe à s’interroger sur l’utilisation des arts appliqués pour le modelage de nos milieux de vie. Pouvez-vous nous parler un peu plus de cet intérêt pour le décoratif ? Et peut-être également du processus de production de cet imposant tapis mur à mur ?
GA : Les soi-disant arts décoratifs possèdent une matérialité qui m’attire profondément. Il y a une certaine sorte de pouvoir à travailler avec des formes comme le papier peint, la broderie et autres métiers d’art, ou dans ce cas-ci, le tapis. Ces matériaux sont associés à l’univers domestique et peuvent paraître étranges ou déplacés dans certains contextes artistiques, ce qui encourage les gens à réfléchir sur les sujets d’une façon différente. Par le passé, j’ai déjà appliqué de la bourre directement sur les murs de bâtiments pour créer de grandes surfaces aux motifs, textes ou formes riches et veloutées. En rendant ces œuvres aussi belles que possible, j’ai voulu remettre en cause une hiérarchie du goût et la manière dont certaines choses sont plus valorisées que d’autres.
Si les tapis tissés sont extrêmement recherchés en Syrie, le tapis d’Aleppo avait moins vocation à évoquer la culture syrienne qu’occidentale. Malgré la grande qualité du procédé de fabrication, il est évident que ce tapis a été produit industriellement plutôt que tissé. La fibre est du polyester et la taille de l’image ainsi que la qualité de l’impression à injection de colorant ne peuvent que résulter d’un procédé d’impression très commercial.
Préparer l’image pour le fichier numérique final a été une entreprise aussi considérable qu’exigeante. D’abord, il a fallu en modifier le format pour qu’elle corresponde aux dimensions de la salle. L’image d’origine choisie était assez petite. La travailler pour arriver à une taille permettant de conserver un niveau de définition acceptable pour un tel format s’est avéré un processus technique incroyablement complexe. Également, en dépit de son sujet dramatique, l’original était plutôt plat et terne. Cela fonctionnait pour une photographie de nouvelles, mais pas pour ce que je voulais en faire. Il a fallu apporter beaucoup d’ajustements, en particulier pour la tonalité et la couleur de l’image. En même temps, le tirage lui-même avait tout du coup de dés. J’ai travaillé avec une entreprise connue pour la qualité de ses résultats avec cette technologie, mais je ne pouvais être présente pour l’impression. Par chance, la pièce terminée était calibrée en fonction d’une petite épreuve réalisée préalablement. Si tel n’avait pas été le cas, cela n’aurait pas fonctionné.
Vous ne savez jamais ce qu’une œuvre va exprimer. Je ne crois pas avoir réalisé la force d’Aleppo avant de marcher sur le tapis dans cet espace et de voir les autres dans l’œuvre. En fin de compte, je réalise que cette pièce ne portait pas tant sur la guerre lointaine en Syrie et ses victimes que sur nous observateurs, en qualité de témoins.
Traduit par Frédéric Dupuy
2 Michael Kimmelman, “Heart-breaking Images From Syria, So Numbingly Familiar”, New York Times, dimanche 4 mars 2018, p. A 15
Gisele Amantea est une artiste en arts visuels connue pour son approche interdisciplinaire et son utilisation novatrice de différents matériaux, formats et procédés. Souvent réalisées in situ et de grand format, ses œuvres explorent les questions liées au genre, à la classe, à la nostalgie, à l’histoire, au souvenir et à la relation entre espaces privé et public. Anciennement professeure agrégée au département Studio Arts de l’Université Concordia à Montréal, où elle a enseigné de 1995 à 2012, elle a présenté son travail au Canada et à l’étranger, notamment dans le cadre de Oh, Canada au MASS MoCA, à North Adams, au Massachusetts, en 2012, exposition majeure consacrée à l’art contemporain canadien.
www.giseleamantea.ca